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Par : Wafae Abid.
Existe-t-il un ou plusieurs objets de désirs ?
Le désir peut être défini comme une tendance vers un objet que l’on se représente comme source de plaisir ou de satisfaction. Or, la possession de l’objet cause une déception, une frustration. Pour la dépasser, les hommes vont d’objet en objet, croyant à chaque fois retrouver le plaisir (Condillac, D’Holbach, Schopenhauer). D’où non pas un objet, mais de multiples objets, un désir pluriel, illimité et insatiable (Hobbes, Smith). En effet, la consommation ou la possession provoquent une dépréciation, une dévalorisation de l’objet visé, parce qu’on est moins heureux de ce qu’on obtient que de ce qu’on imagine (Rousseau), c’est alors le désir qui valorise l’objet sur lequel il porte, en le recréant ou en le reproduisant. Ce que Stendhal nomme la cristallisation : « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. […]
Ce phénomène, que je me permets d’appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande d’avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l’objet aimé, et de l’idée : elle est à moi. » Stendhal, De l’Amour
A ce niveau, Spinoza affirme « Ce n’est pas parce qu’une chose est belle que je la désire, c’est parce que je la désire qu’elle est belle ». C’est donc le désir en lui-même qui crée la beauté, transformant un objet quelconque en merveille. Il en découle également qu’on ne saurait attribuer aucune valeur à quoi que ce soit en dehors d’un désir qui le transfigure, le transposant du plan de la banalité ordinaire sur celui de l’exception. Désirer c’est « métaphoriser ». C
De la diversité vers l’unification des désirs
En effet, à travers la multiplication des désirs, l’homme ne cherche qu’un seul objet : éviter la peine, sentir du plaisir (l’ataraxie –l’épicurisme, le stoïcisme). On pourrait à cet égard parler d’une unification du désir, la multiplicité n’est qu’un prétexte pour arriver au bonheur, comme l’a soutenu Kant en présumant que le désir commun à tous les hommes : « être heureux ». Cette idée est soutenue également par le théoricien russe Kropotkine, dans son œuvre la morale anarchiste : « Dans ses actes conscients ou réfléchis, l’homme recherche toujours ce qui lui fait plaisir. »
Mais si le bonheur est un état durable, peut-on le fonder sur des plaisirs éphémères et passagers ? Or, selon Spinoza, le désir n’est-il pas l’essence de l’homme, l’effort qu’il fait pour persévérer dans son être ? « Le désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle. » Dans ce sens, l’objet du désir est le désir de s’affirmer, et pourquoi pas, le désir lui-même.
En ce sens, comme le montrera ensuite Schopenhauer, le désir n’est-il pas l’expression de notre vouloir-vivre ? L’objet du désir, ne serait-ce pas la vie, tout simplement ? Ainsi, pour Schopenhauer, l’amour s’expliquerait par une ruse de la nature (le désir et le plaisir sexuels) pour assurer la préservation de l’espèce à travers sa reproduction. Or, même lorsque la survie de l’espèce est assurée, l’homme ne continue-t-il pas à désirer ? Nietzsche, en faisant l’éloge du désir et en attaquant toutes les idéologies de la répression, montre que désirer soit le signe de la vie de la volonté de puissance :
« Il n’a assurément pas rencontré la vérité, celui qui parlait de la « volonté de vie », cette volonté — n’existe pas. Car : ce qui n’est pas ne peut pas vouloir ; mais comment ce qui est dans la vie pourrait-il encore désirer la vie ! Ce n’est que là où il y a de la vie qu’il y a de la volonté : pourtant ce n’est pas la volonté de vie, mais — ce que j’enseigne — la volonté de puissance. Il y a bien des choses que le vivant apprécie plus haut que la vie elle-même ; mais c’est dans les appréciations elles-mêmes que parle — la volonté de puissance ! ».
Ainsi parlait Zarathoustra De la victoire sur soi-même
Cette volonté de puissance s’exprime aussi par le désir de puissance exprimé par l’idée de l’immortalité, ce désir d’éternité. En cherchant à dominer l’autre (Hobbes, Freud), à assurer sa survie (Spinoza, Schopenhauer), à dompter l’espace qui l’entoure (la consommation, la technologie), à défier la nature, l’homme n’est-il pas entrain d’éterniser sa trace ?
Par ailleurs, le désir, et selon les répartitions philosophiques et psychiques, est polymorphe. D’abord la consommation nous offre des objets de toutes sortes, toujours mirifiques (qui suscitent l’admiration), toujours plus ou moins décevants. Ensuite, et plus profondément, il existe les objets de l’inconscient, plus difficiles à cerner, et plus déterminants. Freud découvre que l’objet se remarque par son caractère détachable, comme le sein (l’enfant vit le sein comme une partie de lui qu’on lui arrache et qu’il veut retrouver). Et par la suite, d’innombrables objets de jouissance, des personnes globales, infiniment désirables, mais susceptibles d’être remplacées, par désinvestissement, perte d’intérêt, ou disparition. La vie psychique est une histoire quasi ininterrompue de déplacements d’objets. « Une de perdue, dix de retrouvées – ou de nouvellement crées ».
Certains trouvent la solution en Dieu : comme on ne risque guère de le rencontrer il ne risque guère de nous décevoir, ce qui nous met à l’abri de l’angoisse de l’insatisfaction, de la déception et du report indéfini. En fait, à y regarder de près, on finit par penser que dans cette algèbre l’objet du désir est relativement secondaire : il importe plus de désirer que de déterminer un objet précis. Tout objet s’use avec le temps, et il faut bien investir ailleurs. Mais pourquoi le faut-il ?
Le désir de l’Autre
Nous ne désirons l’objet que pour ressembler au médiateur (désir mimétique). En ce sens, l’objet véritable du désir n’est pas l’objet (prétexte) mais l’être même du médiateur (le désir révèle le manque d’être). La question qui se pose alors est celle-ci : pourquoi désire-t-on ressembler à autrui ? Ne serait-ce pas pour être reconnu par celui que nous prenons comme modèle ? C’est, en effet, la thèse de Hegel : tout désir est un désir de reconnaissance, c’est-à-dire d’être reconnu (par autrui. Ainsi, tout désir est fondamentalement désir du désir de l’autre) : « En face de l’autre, chacun est absolument pour lui-même et singulier, et il exige, en outre, d’être tel pour l’autre et d’être tenu pour tel par l’autre, d’avoir dans l’autre intuition de sa propre liberté comme liberté d’un étant-en-soi, -c’est-à-dire d’être reconnu par l’autre. » Nous désirons, en fait, qu’autrui nous reconnaisse comme une valeur (un être ayant une dignité, c’est-à-dire une personne, selon Kant).
Jean Hyppolite, en commentant la réflexion de Hegel, avance : « Je ne suis une conscience de soi que si je me fais reconnaître par une autre conscience de soi, et si je reconnais l’autre de la même façon. »
Cette interaction fait du désir l’essence de la conscience de soi. Je ne peux m’affirmer comme un « je » si l’autre ne m’aperçois pas, ne m’apprécie pas, et peut-être ne m’aime pas.
Ainsi, l’objet du désir est-il l’autre comme sujet de désir que nous ne pourrons jamais posséder, parce qu’il est, lui aussi, conscience désirante. Et c’est pourquoi notre désir demeure à jamais insatisfait… !
C’est pourquoi Pascal avait bien raison en disant : « Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchent »
Cette chasse s’explique aussi au sein de la relation amoureuse, où le « je » cherche à s’identifier à un autre, à la posséder, et à s’unir à lui. L’autre reflète en effet un outil de s’unir à soi (La thèse des androgynes), à se retrouver, c’est pour cela l’amour est une activité féconde et animée. Selon José y Gasset, le philosophe et essayiste espagnol : « Dans l’amour tout est activité […]. L’amour ne consiste pas en ce que l’objet vienne à moi ; c’est moi qui vais à l’objet et qui suis en lui. Dans l’acte amoureux, la personne sort d’elle-même : c’est peut-être le plus grand essai que la Nature fasse pour que chacun sorte de soi-même vers autre chose. Ce n’est pas elle qui gravite vers moi, c’est moi qui gravite vers elle. »
Cependant, l’amour est associé au désir sexuel, chose qui fait de l’autre un objet. Cette thèse est bien soutenue par Baudrillard qui traite l’amour comme une version –peut-être- de la perversion sexuelle en attestant : « La perversion sexuelle consiste dans le fait de ne pouvoir saisir l’autre comme objet de désir dans sa totalité singulière de personne, mais seulement dans le discontinu : l’autre se transforme en le paradigme des diverses parties érotiques de son corps, avec cristallisation objectale sur l’une d’entre elles. Cette femme n’est plus une femme, mais sexe, seins, ventre, cuisses, voix ou visage : ceci ou cela de préférence.
À partir de là, elle est « objet », constituant une série dont le désir inventorie les différents termes, dont le signifié réel n’est plus du tout la personne aimée, mais le sujet lui-même dans sa subjectivité narcissique, se collectionnant-érotisant lui-même et faisant de la relation amoureuse un discours à lui-même. »
Dans la même perspective, Konrad Lorenz, dans son œuvre Les huit péchés de notre civilisation, souligne le caractère précipité et immaîtrisable du désir de l’homme face à l’autre. Actuellement, et à cause des effets de la technologie et de la consommation, les hommes tendent de passer de la connaissance vers la rencontre corporelle, vers l’assouvissement sexuel immédiat. Ne s’agit-il pas d’une objectivation des relations humaines.
Cet obscur objet de désir
En essayant de saisir la nature de l’objet, les psychanalystes se heurtent à une indétermination énigmatique, un « je ne sais quoi », un objet flou et fuyant. Lacan parle à cet égard du désir de « la chose », l’absolu inconnu. La Chose, cette antériorité mythique, ce Kosmos perdu, voilà, nous le savons bien, la douleur originelle du mélancolique dont Freud disait justement qu’il ne savait pas ce qu’il avait perdu, dont il ne pouvait faire le deuil, au point de vivre à demi dans la réalité et à demi dans le songe nostalgique d’une cause impossible. Ce qui nous rappelle la conception d’Alquié autour de l’amour nostalgique, cet attachement souvent inexplicable à un passé révolu, à un regard fugitif ou à une caresse sensitive. En commentant a réflexion de Freud, Lacan annonce dans un séminaire autour de « La Relation d’objet » : « C’est à travers la recherche d’une satisfaction passée et dépassée que le nouvel objet est cherché, et qu’il est trouvé et saisi ailleurs qu’au point où il est cherché. Il y a là une distance foncière qui est introduite par l’élément essentiellement conflictuel que comporte toute recherche de l’objet. »
Dans un déroulement moins pathétique, l’être découvre des objets substitutifs, toujours imparfaits, mais suffisamment bons pour y trouver une solide satisfaction compensatoire. IL entend du fond de la tragédie sophocléenne ce mot terrible : » Le mieux est de n’être pas né./ Mais si c’est le cas/ Retourne aussi vite que possible/ A la demeure d’où tu viens ». Heureusement, pour notre espèce humaine, la mélancolie est plutôt rare, ou du moins supportable chez la plupart qui préfèrent souffrir à mourir.
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