Problèmes :
- Par rapport à quoi compare-t-on l’animal pour le définir comme inachevé ? Est-ce pertinent de définir l’animal par rapport à un être plus complet que lui ?
- L’animal peut-il être défini en lui-même ? L’animal pris dans l’absolu est-il incomplet ?
=== Quand nous déplaçons la vision sur l’animal en cessant de le voir à travers l’homme, on va aboutir à des réponses autres que les réponses classiques ? L’idée de l’inachèvement va être écartée !
Introduction
Dans son essai Animal, mon prochain Florence Burgat affirme : « Pensé par opposition au référent normatif « homme », dont il serait l’envers, l’animal est défini selon une structure privative qui met invariablement en relief un manque essentiel : il est sans âme, sans raison, sans liberté, sans conscience, bref, appréhendé à travers une série de négations ou de soustractions. ». Selon ce propos, L’homme représente un spécimen, un référant, un prisme. Dans la réflexion sur l’animal en fait, il y a toujours un effet de miroir entre l’homme (être achevé) et l’animal (être par défaut). D’où la question : L’ANIMAL EST-IL UN ÊTRE PAR DEFAUT ? L’expression « par défaut » renvoie à l’idée de l’imperfection, du manque, de l’absence et de la privation. Un être par défaut est donc un être inachevé, un être qui ne dispose pas de lui-même du fait qu’il soit sous l’emprise de la nature et de l’instinct. Par l’expression « par défaut » on renvoie aussi au sens suivant : Agir par défaut c’est être prédisposé à agir, sans avoir une certaine auto-détermination. Se demander si l’animal est « être par défaut » c’est s’interroger si l’animal est un être à qui il manque quelque chose pour être complet, achevé, entier. Mais, par rapport à quoi compare-t-on justement l’animal pour le définir comme inachevé ? Est-ce pertinent de définir l’animal par rapport à un être plus complet que lui ? En fait, si l’animal est défini systématiquement par référence à l’homme ce dernier peut-il être défini en lui-même ? Autrement dit, L’animal pris dans l’absolu est-il incomplet ? De toutes ces interrogations, on conclue que l’idée du manque qui définit l’animal doit être nuancée. Le manque ne peut pas toujours être signe d’infériorité, au contraire, la privation et la carence, qui sont constitutives de l’animal, peuvent être interprétées comme signe d’appartenance à une espèce qui a ses propres caractéristiques et son propre statut ontologique. Dès lors, on se demande comme suit : « Etre par défaut », « être dans le manque » , est-ce le signe d’une infériorité ontologique de l’animal ?
D’abord nous verrons que l’animal en soi n’existe pas : il est défini dans le cadre d’une théorie générale du vivant. Ensuite, nous montrerons que c’est le manque qui fait le « plus » de l’animal. In fine, on se demandera si c’est l’humain à qui il manque le plus de choses pour être complet.
DEVELOPPEMENT
I- L’animal en soi n’existe pas : il est donc défini dans le cadre d’une théorie générale du vivant :
A- L’animal n’existe pas :
Philippe Descola, anthropologue français : Par-delà nature et culture : Dans le Grand Nord comme en Amérique du Sud, la nature ne s’oppose pas à la culture mais elle la prolonge et l’enrichit. Les animaux sont, au même titre que les humains, catégorisés comme des « gens » dont les principaux attributs, la mortalité, l’intentionnalité, la connaissance mais aussi la vie sociale.
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les animaux ont des caractéristiques communes aux humains (une organisation sociale, une psychologie, une communication) ; l’humain forme un clan de vivants parmi d’autres ;
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Godelier-Panoff ; anthropologue français: l’animal est le double de l’identité individuelle dans certaines tribus (Yanomani).
B- L’animal émerge comme tel en tant que vivant classifié (Aristote) :
Il manque un type d’activité psychique (= une âme intellective) aux animaux autres que l’humain ;
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toutefois, les animaux possèdent quelque chose d’analogue à l’intellect (l’instinct) ;
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l’humain lui-même est un animal (« zôon ») possédant le langage et donc voué à une vie politique ;
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bien que l’animal ne possède que la phonè, ( la voix ) certains animaux sont politiques (fourmis, abeilles…).
L’animal n’a pas toujours la locomotion, mais il a toujours la sensibilité, car tous les animaux ont le « toucher » :
« Le premier sens qui appartient à tous les animaux, c’est le toucher ; et de même que la nutrition peut s’isoler du toucher et de toute sensibilité, de même le toucher peut s’isoler de tous les autres sens. Nous appelons faculté de nutrition cette partie de l’âme qui est commune aux plantes elles-mêmes ; mais tous les animaux sans exception paraissent avoir le sens du toucher. Nous dirons plus tard la cause de chacun de ces phénomènes. Pour le moment, bornons-nous à dire que l‘âme est le principe des facultés suivantes, et se trouve définie par elles : la nutrition, la sensibilité, la pensée et le mouvement. »
Aristote, De l’âme, II, 2, 413b ; traduction Barthélémy-Saint-Hilaire.
C- Or, dans une classification, la définition complète d’un être est donnée par l’échelon le plus élevé du classement ou de l’évolution :
Pour concevoir l’animal, il faut le définir par rapport à l’accomplissement du vivant qu’est l’homme (Aristote). L’animal est donc l’être vivant à qui il manque quelque chose pour être comparable à l’être humain :
– le logos = le langage articulé porteur de sens (Aristote) ;
– l’âme immatérielle (Descartes) ;
– la conscience de la mort (Pascal) ;
– le libre-arbitre (Rousseau) ;
– l’étonnement métaphysique devant le monde (Schopenhauer) ;
– la négation du donné = le refoulement du désir (Hegel) ;
– le travail comme activité réfléchie, inventive, consciente et finalisée (Marx) ;
– l’ouverture au sens du monde (Heidegger) ;
– l’érotisme comme transgression sacrée de l’interdit portant sur le sexe (Bataille)
Bible : Il manque quelque chose à l’animal (une âme) pour avoir la dignité de l’homme.
II- C’est le manque qui fait le « plus » de l’animal :
A- Manque-t-il l’évolution à l’animal ? (Rousseau) :
« Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. »
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755).
B – La locomotive de l’évolution animale, c’est le manque (Morin) :
« Le manque est originel, constitutif, locomoteur de la boucle animalière. Ce n’est pas la locomotion qui est la locomotive première de l’évolution animale. C’est le manque. Au départ, il y a la carence hétérotrophe, infirmité lamentable. » – Edgar Morin, Le destin de l’animal, Paris, L’Herne, 2007, p. 13.
Morin pointe le fait que c’est le manque qui produit l’évolution animale. C’est le défaut (énergétique) d’auto-suffisance qui fait que l’animal a quelque chose « en plus » du végétal : c’est ce manque qui pousse au développement de ses fonctions.
Certes le manque est constitutif de l’animal, mais c’est bien le manque qui est à l’origine du développement de ce dernier.
C- paradoxe : seul l’humain peut déchoir et donc tomber en dessous de l’animal:
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seul l’homme peut devenir débile et imbécile.
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seul l’homme peut connaître la dépravation.
« Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ». – Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)
III. Est-ce l’humain à qui il manque le plus de choses pour être complet ?
A – L’homme est l’aboutissement dialectique de la relation entre manque et développement (Morin) :
« Fondamentalement, l’animal est un être de manque et de besoins, par là même de désirs, toujours en quête et en errance. Plus riche est la vie animale, plus forte la marque existentielle du besoin et du désir. L’animal devenu souverain de tous les animaux – homo sapiens – est non seulement l’animal le moins achevé et le plus démuni, mais aussi un être de besoins insatiables et de désirs infinis… » Edgar Morin, Le destin de l’animal, Paris, L’Herne, 2007, p. 15.
Celui qui souffre le plus de l’inachèvement, de l’insatiabilité et du manque, c’est justement l’homme.
B- Le bonheur de l’animal vient de l’absence de souvenir (Nietzsche) :
L’animal ne connaît pas son bonheur, car il lui faudrait penser au-delà de l’instant, ce qu’il ne peut faire. En revanche, l’humain regarde l’animal en fantasmant un bonheur qui pourrait être le sien :
« C’est là un spectacle éprouvant pour l’homme, qui regarde, lui, l’animal du haut de son humanité, mais envie néanmoins son bonheur – car il ne désire rien d’autre que cela : vivre comme un animal, sans dégoût ni souffrance, mais il le désire en vain, car il ne le désire pas comme l’animal. » Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, II ; trad. P. Rusch Gallimard 1977. p. 95.
L’humain est prisonnier de sa conscience du temps :
« Mais il s’étonne aussi de lui-même, de ne pouvoir apprendre l’oubli et de toujours rester prisonnier du passé : aussi loin, aussi vite qu’il coure, sa chaîne court avec lui. »
L’animal apprend à l’humain qu’on peut vivre sans mémoire, mais pas sans oubli :
« Toute action exige l’oubli, de même que toute vie organique exige non seulement la lumière, mais aussi l’obscurité. (…) Il est donc possible de vivre, et même de vivre heureux, sans aucune mémoire, comme le montre l’animal, mais il est absolument impossible de vivre sans oubli ».
C- La naturalité de l’animal n’est pas un manque de libre-arbitre (Montaigne) :
C’une grâce faite par la nature qui guide l’animal : Montaigne ne définit pas l’animal par rapport à l’idée d’une complétude humaine :
« Pourquoy imaginons nous en eux cette contrainte naturelle, nous qui n’en esprouvons aucun pareil effect ? Joint qu’il est plus honorable d’estre acheminé et obligé à reglément agir par naturelle et inevitable condition, et plus approchant de la divinité, que d’agir reglément par liberté temeraire et fortuite ; et plus seur de laisser à nature, qu’à nous les resnes de nostre conduitte. La vanité de nostre presomption faict, que nous aymons mieux devoir à noz forces, qu’à sa liberalité, nostre suffisance : et enrichissons les autres animaux des biens naturels, et les leur renonçons, pour nous honorer et annoblir des biens acquis : par une humeur bien simple, ce me semble : car je priseroy bien autant des graces toutes miennes et naïfves, que celles que j’aurois esté mendier et quester de l’apprentissage. Il n’est pas en nostre puissance d’acquerir une plus belle recommendation que d’estre favorisé de Dieu et de nature. »
Michel de Montaigne, « Apologie de Raymond Sebond », in Essais, livre II, chap. XII.
La nature était beaucoup plus bienveillante à l’égard de l’animal qu’l’égard de l’homme.
Celui a qui la grâce de Dieu le plus profité, c’est l’animal et non pas l’homme.
La liberté, quant à elle, est source d’errance :
« Et s’il est ainsi, que luy seul de tous les animaux, ayt cette liberté de l’imagination, et ce desreglement de pensées, luy representant ce qui est, ce qui n’est pas ; et ce qu’il veut ; le faulx et le veritable ; c’est un advantage qui luy est bien cher vendu, et duquel il a bien peu à se glorifier : Car de là naist la source principale des maux qui le pressent, peché, maladie, irresolution, trouble, desespoir. » Michel de Montaigne, « Apologie de Raymond Sebond », in Essais, livre II, chap. XII.