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De l’animal à l’homme – FASKAOUNE SAMIRA – CPGE OUARZAZATE.

Comment passer de l’animal à l’homme. Ou mieux comment en abordant l’animal on parle en parallèle de l’homme ? Ou ne serait-ce pas la définition de l’homme qui nécessite toujours d’aborder l’animal ?

L’homme est cet animal qui a nié en lui, comme l’affirmait Bataille dans sa présentation des peintures rupestres[1] de Lascaux, son être-animal, puisque, par sa conscience et le pouvoir de distanciation et de négation qui manifestement la caractérisent, l’homme a pour nature d’être paradoxalement dénaturé. Comment définir l’animal, ou l’animalité, sans impliquer une certaine définition de l’homme, si l’homme est malgré tout cet animal qui ne se laisse pas définir ? Quand nous parlons de l’animal, nous parlons toujours et peut-être surtout de nous-mêmes. On ne peut pas, ou plus concevoir un homme sans l’animalité, ou la corporéité charnelle qui, avant toute réflexion, le donne et l’ajuste spontanément au monde. On ne peut imaginer un enfant se développant heureusement sans nounours, lapins en peluche, ou autres présences animales -même symboliques, même résiduelles-. Ce sont des présences animales, nous rappelle Paul Shepard, qui ont fait de nous les hommes que nous sommes, dans notre histoire individuelle comme collective.

La plupart du temps, quand on cherche à le caractériser, on aboutit à des définitions qui font de l’homme un animal… mais différent des (autres) animaux. Si différent qu’on ne sait pas vraiment, en fin de compte, s’il faut ou non le compter parmi les animaux. La biologie et la zoologie sont sans ambiguïté sur ce point. Le langage ordinaire est moins catégorique. Ainsi, Le Petit Robert propose deux définitions pour « animal » :

1o Un « concept général, incluant l’homme », et défini, dans le champ de la biologie, comme un « être vivant organisé, doué de sensibilité et de motilité[2], hétérotrophe[3] (difficile à distinguer du végétal à l’état unicellulaire) ».

2o Un « concept excluant l’homme » et défini comme « être vivant non végétal, ne possédant pas les caractéristiques de l’espèce humaine (langage articulé, fonction symbolique, etc.) ».

La première définition prétend à l’objectivité de la taxinomie scientifique. La deuxième propose une classification dualiste dont les termes s’excluent mutuellement.

Tout le problème est là, récurrent, peut-être incoercible / irrésistible. Deux représentations s’affrontent, dressées l’une contre l’autre comme des évidences contradictoires.

I)- Première évidence : l’homme est un animal.

Dépouillez-le de ses vêtements et vous retrouverez l’évidente parenté qu’il entretient avec les grands singes anthropoïdes / automates – qu’on a longtemps hésité à exclure totalement de l’humanité lorsque leur existence a commencé à être connue en Europe. L’animalité de l’homme saute aux yeux – à nos yeux post-darwiniens : son inscription dans le monde est celle d’un corps animal, dont les ressemblances anatomiques avec d’autres espèces sont manifestes, qui a des comportements dont on retrace de plus en plus les prémisses chez l’animal, au fil des développements de l’éthologie. Zoologiquement, l’homme est un animal.

Linné en prend acte, dans son Systema naturae, inscrivant pour la première fois l’homme dans une classification zoologique parmi les quadrupèdes anthropomorphes. La 10e édition du Système de la nature (1758) range l’homme dans l’ordre des primates. L’idée n’est donc pas nouvelle à l’époque de Lamarck puis de Darwin, mais, alors que pour Linné, homme religieux, l’acte de nomination et le classement des espèces redoublent l’acte d’institution du monde par le verbe divin, les théories transformistes et évolutionnistes proposent des explications scientifiques de cette classification en faisant de l’homme le produit d’une histoire naturelle commune à tous les vivants. Néanmoins Linné fait scandale : on crie au sacrilège, on rappelle que l’homme est créé à l’image de Dieu. Sa classification est oubliée ou censurée pendant un siècle.

Julien Offray de La Mettrie (auteur de l’homme-machine), consacre une grande critique à Linné. Médecin, la Mettrie a une bonne connaissance des sciences naturelles, se moque du pédantisme de Linné qui veut faire tenir le monde dans un système de mots latins. La Mettrie critique la conception fixiste (rien n’évolue), théologique (tout ce qui est, a une fin), et anthropocentrique du monde.

Il faut attendre L’Origine des espèces de Darwin (1859) pour que la taxinomie linnéenne soit réhabilitée. Longtemps, l’entreprise de naturalisation de l’homme restera la marque d’un matérialisme scientifique idéologiquement durci par ses affrontements avec les idées spiritualistes. Et cette guerre n’est pas éteinte, comme en témoigne la persistance des idées créationnistes, en particulier aux États-Unis. De fait, le naturalisme évolutionniste s’attaque à forte partie. Il s’en prend à une autre évidence, au moins aussi largement partagée. C’est qu’il n’y a pas que l’animal, dans l’homme.

Buffon le rappelle, à propos de ces grands singes qui nous ressemblent tellement : « Cet orang-outang ou ce pongo n’est en effet qu’un animal, mais un animal très singulier, que l’homme ne peut voir sans rentrer en lui-même, sans se reconnaître, sans se convaincre que son corps n’est pas la partie la plus essentielle de sa nature. » Nomenclature des singes- Histoire naturelle. L’animal, c’est l’autre, celui dans lequel nous sommes forcés de reconnaître, comme en un miroir à peine déformant, notre propre corps, mais auquel, grâce à Dieu ou à un destin naturel heureusement disposé au progrès, nous sommes infiniment supérieurs parce qu’il n’est que corps et instinct, et que nous sommes raison, liberté, conscience et toutes choses auxquelles l’animal ne saurait atteindre. Dès l’origine, nous étions le dessein de la vie : l’animal n’est qu’une grossière ébauche.

II) – L’autre évidence, donc, c’est que nous ne sommes pas des bêtes, puisque c’est la bête – la bestialité – qui nous gêne, dans l’animal.

En tout cas, nous ne voulons pas l’être, ou n’être que cela. Parce que nous pouvons davantage, nous voulons être plus. Contre notre part animale, on retrouve alors l’antienne[4] quelque peu lyrique du mystère de la supériorité humaine, de l’humanité pensée comme arrachement à la condition animale, de la part culturelle, voire spirituelle qui serait le vrai monde humain. L’animalité, c’est un passé dont nous sommes honteux comme d’une mauvaise vie, que nous reconnaissons à demi-mots, avec le haussement d’épaule de celui qui rappelle qu’on ne choisit pas ses parents. L’embarras est tel, et la volonté de nous distinguer, que nous nous sommes inventé des lignages [5] plus éminents. Entre religions et philosophies, nous avons pris l’habitude de nous placer au sommet dans l’échelle de la nature, quelque part à mi-chemin entre l’animal et le dieu. Nous sommes des êtres doués de raison, d’un langage qui permet d’établir avec nos congénères des rapports fondés sur la loi plutôt que sur la force, etc. La litanie des caractéristiques – physiques, mentales, comportementales – supposées constituer le propre de l’homme n’a pas cessé de s’allonger au cours de l’histoire de la pensée occidentale.

Élisabeth de Fontenay, dans son livre Le silence des bêtes, présente et commente ce foisonnant florilège[6]. Si l’idée d’une histoire naturelle commune à tous les animaux s’est peu à peu imposée, le souci de marquer le caractère exceptionnel de l’humain reste très fort. Qui veut souligner la part animale de l’homme sans concéder aussitôt que, bien entendu, l’homme ne saurait s’y résumer, se voit taxer de réductionnisme. Et cela sonne comme une insulte.

Que dire de plus, alors, des rapports de l’homme à sa naturalité ? On aurait pu supposer qu’ils avaient changé de registre, que les contraintes idéologiques étaient levées, que la théologie et la métaphysique avaient battu en retraite, que la continuité entre l’homme et l’animal était un point finalement acquis et que les idées de Darwin, moyennant quelques aménagements néo synthétiques, l’avaient emporté. De l’homme, on pourrait rendre compte, comme des autres êtres vivants, dans le cadre de la théorie de la descendance avec modifications héritables et de la théorie de la sélection naturelle, avec le renfort de la génétique moderne. On pouvait penser qu’il était admis désormais, comme le dit si bien Canguilhem, que « l’animalité cesse d’être tenue pour la menace permanente de l’humanité, pour l’image d’un risque de chute et de déchéance présent au sein même de l’apothéose. L’animalité, c’est le souvenir de l’état pré spécifique de l’humanité, c’est sa préhistoire organique et non son antinature métaphysique », Histoire de la philosophie des sciences.

Ce n’est pas tout à fait le cas. Le naturalisme évolutionniste, paradigme dominant dans la biologie contemporaine, continue de susciter de fortes résistances. Certes, la biologie est devenue le cadre de référence de la représentation et de la connaissance des êtres vivants. Elle nous propose une image du monde dans laquelle l’histoire de l’homme, de sa pensée et de ses œuvres n’est qu’un chapitre tardif de l’histoire du vivant. La convergence des données cosmologiques, géologiques, paléontologiques, génétiques, etc., a imposé l’évolution comme un fait. Or ce fait entraîne une conséquence majeure moins facile à admettre : il oblige à considérer la totalité des caractéristiques humaines, y compris la pensée consciente comme le résultat de processus naturels, qu’on ne peut mettre à part du reste des manifestations du vivant. La pensée consciente n’est plus le privilège d’une âme immatérielle ou de ses avatars, mais l’aboutissement d’une histoire naturelle. Les caractéristiques humaines les plus éminentes, celles qu’on classait dans la rubrique très remplie du « propre » de l’homme, sont le résultat d’un continuum évolutif : non pas un ajout venu d’en haut, mais une construction à partir de l’en-bas de l’animalité.

Donc, évoquer l’animal va de pair avec le rappel de parentés avec l’homme. Ayant un terme générique qui les unit : « animal », on ne peut penser l’un sans (ou loin de)l’autre. Comment ainsi, ces deux êtres vivants, arrivent-ils à cohabiter et partager le monde ? A savoir que l’homme est devenu le principal danger qui menace le monde naturel et met en péril sa propre existence et celle des animaux. Le respect accordé aux autres êtres vivants, et en particulier aux êtres sensibles, est certainement une bonne mesure de l’humanité que nous revendiquons.

[1] Œuvres d’art réalisées sur des rochers

[2] Mouvement – Changement

[3] Qui se nourrit de substances organiques

[4] Refrain – quelque chose qui se répète

[5] Race -Ethnie

[6] Choix – Anthologie

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