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Dissertation de C.G : « Tant que l’homme n’a pas dominé le désir, il n’a rien dominé ». Par Abdelhak Ouallaf

Le gouvernement de soi passe impérativement par le contrôle des élans intérieurs qui poussent l’homme à agir et en orientent l’action. C’est dans cette perspective d’idées qu’Albert Camus déclare : « Tant que l’homme n’a pas dominé le désir, il n’a rien dominé ». Le rapport entre le pouvoir sur soi et sur les autres et la domination du désir est on ne peut plus clair dans le système de penser de ce philosophe existentialiste. Cette pensée se donne à lire comme un constat conclusif et plutôt désespéré montrant à l’homme le problème de son incapacité à mettre la main sur tout ce qui lui revient de droit. Ce constat s’inscrit dans une réflexion qui rappelle l’être humain à la réalité de sa déception, d’autant plus que l’article défini du lexème « l’homme » donne à cette pensée la valeur d’un aphorisme qui invite l’esprit à repenser la place du désir qui une fois dominé conduit à tout dominer. Le désir devient donc la clé du pouvoir sur soi comme sur les autres. D’où l’intérêt de se demander : dans quelle mesure la maitrise du désir permet-elle de mieux se contrôler pour mieux gouverner les autres ? Cette pensée sur le désir semble alors rattacher deux faits qui s’excluent : d’un côté le désir comme lieu des sentiments et des penchants et de l’autre le gouvernement de soi et de l’autre qui relève du domaine du pouvoir et donc du logos. En vue d’apporter un éclairage certain à ce fait paradoxal, nous estimons qu’il est important de prendre le biais des questions suivantes : dans quelle mesure la maitrise du désir conduit à avoir le contrôle de tout ? Mais contrôler le désir n’est-il pas tuer le bonheur qu’il porte ? Le désir n’est-il pas la voie qui conduit à la vie ?
Le désir est une force qui habite la vie de l’homme et l’oriente sur le chemin de la satisfaction. Néanmoins, au lieu de suivre la pente des plaisirs que promettent les désirs et qui font perdre à l’homme le contrôle de soi et des autres, l’être humain se verra contraint de maitriser ses désirs pour mettre la main sur tout.
D’abord, la maitrise du désir conduit l’homme à repenser sa vie à la lumière de cette tendance parfois consciente, parfois inconsciente à vouloir obtenir quelque chose. Il s’agit d’une force intérieure qui est mobilisée à la recherche de ce bonheur promis. L’homme reste-t-il maitre de lui-même en s’inscrivant dans la satisfaction des désirs continuellement renouvelés. Les stoïciens sont catégoriques sur ce chapitre du fait que la grande sagesse réside dans la suppression des désirs inutiles pour n’en garder que ce qui est essentiel à la vie. C’est ainsi qu’Epictète se sert de la métaphore du banquet pour mieux nous faire comprendre l’intérêt de la maitrise du désir : un homme qui se maitrise devant les mets qui lui sont offerts atteint le rang des dieux.
Dans la même perspective d’idées, la maitrise conduit non seulement à maitriser soi-même mais aussi à gouverner les autres. En effet, cela est en rapport avec le pouvoir politique. Il en ressort que pour mieux faire vivre les sujets dans la dépendance, il est recommandé de les empêcher d’accéder à la satisfaction de leurs désirs. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle Laclos écrivit Les liaisons dangereuses où il démontre, récit à l’appui, que la liberté de l’homme dépend de la liberté de ses désirs que la morale cherche à réprimer pour tenir en laisse les sujets. Ceci est d’ailleurs spécifique à la nature humaine et c’est J.P. Sartre qui en fera la démonstration dans sa pièce intitulée Huis-clos où les personnages se font chosifier les uns les autres par le biais des sentiments d’amour et de haine qu’ils ressentent les uns à l’égard des autres.
Mais la question qu’il faudrait poser maintenant pourquoi la maitrise du désir est la maitrise de soi et des autres ? Cela vient du fait que le désir est une force libératrice. C’est pourquoi les épicuriens appellent à associer la vie aux désirs qui conduisent aux plaisirs, d’autant plus que le désir libère l’individu de la douleur. Donc l’individu n’en sort que plus fort. Spinoza va plus loin puisqu’il fait du désir le principe moteur des volitions, c’est pourquoi il est important de savoir comment le désir fonctionne en nous : « tous les désirs qui nous déterminent à faire quelque chose peuvent naitre aussi bien d’idées adéquates que d’idées inadéquates. Et on ne peut inventer en pensée de meilleur remède aux affects qui dépende de notre pouvoir que celui de leur vraie connaissance », Ethique V. Il s’agit donc d’un désir maitrisé par la connaissance qui agit sur la volonté de l’homme.
L’on peut donc dire que la maitrise du désir constitue une force qui permet à l’homme de maitriser les facultés qui peuvent entrainer les troubles de son âme. A cela s’ajoute le fait que c’est en contrôlant les désirs de l’autre que l’on met la main sur sa volonté d’agir, d’autant plus que ce sont les désirs qui créent notre volonté. Mais contrôler le désir n’est-il pas tuer le bonheur qu’il porte ?
D’autres perspectives de raisonnement se profilent alors, s’agissant de considérer le contrôle du désir comme une décision contre nature.
Ainsi, ne faut-il pas s’interroger sur la place du désir dans l’existence de l’homme ?  Nombreux sont les penseurs qui rattachent le désir à l’essence de la vie humaine et que, une fois neutralisé ou réprimé, devient un facteur de déviation. C’est dans ce sens que  Spinoza, contrairement à tous les systèmes religieux qui condamnent le désir comme la voie qui conduit au péché, affirme qu’il détermine le rapport entre l’homme et le monde : « l’esprit, affirme-t-il, s’efforce de n’imaginer que ce qui pose sa puissance d’agir ». Ainsi l’auteur de l’Ethique trace un raccourci entre le désir et la volonté : sans désir point de volonté. Pour ce philosophe, on est presque dans: « je  désire donc je suis », du fait que l’être humain désire non pas les choses belles, mais parce qu’il désire que les choses sont belles ou ont un goût.
Encore faut-il rappeler que le désir la pierre philosophale de l’équilibre humain. Ceci est d’autant plus asserté que les désirs confinés dans la zone des tabous finissent par conduire l’être humain vers l’inconnu. En effet, cantonnés dans ce qu’on appelle l’inconscient, les désirs se transforment en une déviation puisque l’être humain finit toujours par aller au-delà de l’interdit. Un désir réprimé n’est jamais un désir disparu, mais une voix inconsciente qui parle à la place de l’homme et le pousse à orienter son action là où la règle morale lui interdit de se concevoir. Une telle force, transformée en pulsion, occupe l’espace du rêve qui devient le lieu de cette satisfaction non réalisée, de ce désir dont l’assouvissement a été déplacé ou décalé, puisque l’appareil psychique, rappelle Freud, a pour fonction de permettre l’ajournement de la satisfaction pulsionnelle et de tolérer la frustration. Donc encore une fois cette maitrise du désir n’est qu’une marge de tolérance accordée par la nature humaine.
Il revient à dire que le désir pousse l’homme vers l’avant et en fortifie les ambitions. Un désir n’est jamais une finalité, mais plutôt la conscience qui donne un sens au monde. C’est delà que vient ce que Husserl appelle l’intentionnalité de l’existence qui fait du désir une prise de conscience de soi dans l’existence. Une telle conception du désir prendra une importance dans la philosophie existentialiste qui distingue de l’être en soi qui équivaut à l’objet sans désir, et l’être pour soi renvoyant à l’être conscient de lui-même par le biais du désir : l’homme, affirme Sartre dans L’Etre et le néant, « est fondamentalement désir d’être et l’existence de ce désir d’être ne doit pas être établie par une induction empirique[…]puisque le désir est manque et que le pour soi est l’être qui est à soi-même son propre manque d’être ».
Nous pouvons dire alors que le désir est l’essence même de l’homme du fait qu’il contribue à son équilibre physique et psychologique. Tout désir réprimé pèse sur la vision du monde de chacun, étant donné que désirer marque la frontière entre la conscience d’être et le néant. Ne pouvons-nous pas dire que le désir est toujours l’expression de notre nature humaine ?
Le désir est un manque qui appelle à sa satisfaction. Donc c’est la quête d’un équilibre qui n’a que l’état de manque pour se faire déclarer  à la conscience, pour se faire annoncer que la conscience veut se libérer du risque d’une rupture dans le rapport entre soi-même et le monde.
Le désir, l’humaine réalité. En effet, l’âme humaine a besoin de dépasser ces imperfections et ses faiblesses, à être en harmonie avec le monde. C’est dans ce sens que beaucoup de philosophes insistent sur le fait que pour être soi-même, il faudrait vivre conformément à la nature. C’est pourquoi Rousseau fait de la solitude son mode de vie préférer et du désir son élan conscient vers lui-même. Alors étant loin de la société, l’homme se contentera des passions et désirs qui le rapprochent de la nature et de sa douceur : « ce qui fait la misère humaine, déclare-t-il dans La nouvelle Héloïse, est la contradiction qui se trouve entre notre état et nos désirs, entre nos devoirs et nos penchants, entre la nature et les institutions sociales, entre l’homme et le citoyen ; rendez l’homme un, vous le rendrez heureux autant qu’il peut l’être »
Si l’homme atteint cette conscience de soi, c’est parce que le désir est libérateur. Non seulement d’une conscience de soi qu’il s’agit, mais plutôt d’une libération de sa conscience que seul le désir traduit comme un élan vers l’objet permettant de se réaliser dans une posture existentielle toujours à venir. Cette idée sur le désir conduit à la philosophie de Hegel selon qui, lorsque la conscience ne peut être donnée que par un objet qui n’en est pas un, c’est qu’elle veut un sujet qui fait fonction d’objet. En effet, ce que vise la conscience c’est se libérer d’elle-même pour aller vers une autre conscience de soi. C’est là où la pensée de Hegel croise celle de Schopenhauer qui affirme que « seuls, en effet, la douleur et le manque peuvent produire une impression positive, et par là s’annonce spontanément : le bien-être, au contraire, n’est que pure négation ». Chaque moment de désir est une expression nostalgique d’harmonie avec soi que l’on continue à chercher.
Le désir comme dépassement de soi. La nature humaine est un dynamisme qui fait interagir toutes les contradictions qui habitent tout un chacun. Entre autres, ce que Schopenhauer appelle le conflit la réalité et la représentation. C’est dans ce sens que le désir intervient comme pour nous faire passer à un état de complétude qui rejoint ce que Nietzsche désigne comme une sorte de sagesse que l’on atteint pour enfin devenir insensible aux troubles des désirs. Il évoque cette image de la « mer lisse » que doit devenir l’âme humaine expérimentée et que nul désir ne vient rider la surface. Si l’homme passe par les désirs, c’est uniquement dépasser, cet état de manque qu’est le désir provoque : « toutes les contradictions, révèle-t-il dans Ainsi parlait Zarathoustra, se fondent en une unité nouvelle ».
L’on découvre donc que le désir donne accès à un état d’équilibre suprême : le bonheur qui en résulte est d’autant plus important qu’il s’avère libérateur et dépassement de soi.
Il est donc évident, au terme de notre réflexion sur la nécessité de contrôler les désirs que cet état de fait qu’est la main mise sur le désir conduit à la maitrise de soi et se conçoit comme une forme de gouvernement des autres. Néanmoins, il était évident aussi que tout désir réprimé n’est rien d’autre que la mise à mort de toutes les sources du bonheur puisque être heureux, c’est aller au-delà de l’état du manque. Il en ressort que c’est donc par le désir que l’homme entre en phase d’harmonie avec soi-même du fait le désir est une réelle quête de soi.

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