Selon Elisabeth de Fontenay, philosophe reconnue de la cause animale, le pouvoir, le performatif, un « que cela soit » marquent la frontière entre l’homme et l’animal. Autrement dit, la capacité d’agir sur le réel, le transformer par le fait même qu’une parole est proférée fait la spécificité de l’humain. Ainsi, l’animal représente une différence radicale par son activité pulsionnelle et son mode de vie naturel. Peut-t-on passer de cette différenciation à l’acception de l’animal comme une altérité ? Derrida pense que » l’animal est ‘le plus autrui de tous les autrui « , il est donc un autre que soi, en opposition au moi humain et en exclusion de son identité. L’usage du superlatif ‘le plus’ dresse l’animal comme l’infiniment autre. Cependant, l’altérité implique parfois une hiérarchie, une classification justifiée par une panoplie de critères. L’animalité est traditionnellement conçue en envers de l’humain, puisque la bête est privée des attributs dont l’homme est gratifié. Pourtant, cette altérité radicale révèle, dans un autre sens, la supériorité de l’animal, un être parfait, en opposition avec la perfectibilité humaine. Au-delà de cette hiérarchie inquiétante, l’homme porte en lui cette altérité animale, c’est pour cela peut être qu’il voulait bannir toute proximité qui lui rappelle incessamment que l’animal est son égal. A partir de ce moment est-on en droit de se demander : dans quelle mesure l’altérité animale met-elle l’accent sur l’hésitation ontologique du vivant humain ? Si l’altérité animale semble radicale et irréductible, cela ne nie pas la possibilité de créer une communication symbolique entre l’humain et l’animal, ce qui nous invite à interroger la ressemblance entre les deux espèces, le passage de l’altérité à l’identité partagée.
En désignant l’animal comme « autrui », Jacques Derrida déconstruit la tradition théologique et métaphysique du propre de l’homme. Selon lui, il faut reconnaître qu’une marginalisation accompagne cette interdiction à l’animal ces critères : « parole, raison, expérience de la mort, deuil, culture, institution, technique, vêtement, mensonge, don, rire, pleur, respect, etc. » A ce titre, Aristote déclare que le logos incarne la faculté intellectuelle de l’homme et son mode de vie, c’est ce qui modèle son savoir-vivre, contrairement à l’animal qui suit par habitude, comme en témoignent ses propos : « Les animaux autres que l’homme vivent avant tout suivant leur nature, quelques-uns peu nombreux suivent également leurs habitudes, mais l’homme suit aussi son logos. » On pourrait donc attester que l’animal est défini par ses carences, il représente une altérité inférieure qui n’a pas ce que l’homme a, c’est le miroir inversé de l’homme.
Cette hiérarchie empêche toute comparaison entre l’âme animale sensitive et l’âme humaine intellective, le vivant borné et le vivant créatif. La sensibilité ne semble pas une raison suffisante pour accorder à l’animal une conscience de soi. Le « je » semble une particularité humaine comme l’a bel et bien signalé Kant : « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur terre. Par là, il est une personne. » L’usage de l’adverbe « infiniment » accentue l’idée de cette altérité irréductible, absolument différente. Pour concrétiser davantage sa réflexion, Kant compare entre l’enfant qui avant d’utiliser le « Je » ne faisait que sentir, mais après « une lumière » qui vient « de se lever quand il commence à dire je », il se pense. Ce discours traduit la tendance qu’a l’homme à réduire l’animal à un simple objet, et parfois même, à un automate dont le mouvement dépend des mécanismes mécaniques. C’est pour cela que Lévinas ôte à l’animal le visage, lieu de la singularité humaine, et continue ainsi à le voir une machine insensible et inconsciente.
A ce niveau, il serait plausible de dire que l’animal n’a pas de représentation subjective du monde, il n’a ni ouverture, ni extériorité, il est enfermé dans son corps, sa structure essentielle. En revanche, l’homme parvient, grâce au toucher, qui représente en quelque sorte sa sensibilité ontologique, à découvrir les objets et leur donner un sens Heidegger établit à cet égard une comparaison entre la pierre, la bête et l’homme La pierre est insensible, elle n’a pas de monde ou de lieu propre, elle ne touche à rien. L’animal possède un environnement, il est accaparé, pris dans un cercle qu’il ne peut quitter ou modifier. Pourtant, l’homme arrive à transformer le monde par la parole et le sens. Cette idée a été soulignée par l’humaniste Erasme en disant : « Les arbres naissent arbres ; les chevaux naissent chevaux, mais les hommes, crois-moi, ne naissent point hommes, ils le deviennent par un effort d’invention. » En d’autres termes, l’animal « pauvre en monde » s’oppose à l’homme « formateur du monde » et à l’arbre « sans monde » ; c’est ce qui a fait peut-être dire à Baudelaire : « Je jalouse le dort des plus vils animaux / Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide / Tant l’écheveau du temps lentement se dévide. » En somme, face à son environnement, l’animal est effacé, absorbé, il ne peut donc pas agir mais seulement se comporter.
Il est clair que l’animal incarne une altérité inférieure et une différence significative. Son environnement est loin d’être un monde, son comportement est loin d’être une attitude. Cependant, parler d’altérité suppose un contact, un échange et une communication.
On peut à maints égards reprocher à l’homme de ne voir l’animal qu’à travers lui, que dans son rapport avec lui. L’altérité ne renvoie pas à l’affirmation de la supériorité ou de l’infériorité, mais à une proximité et une différence. Cependant cette proximité n’est pas toujours empathique, elle peut être intrigante. Il faut donc cesser de voir l’animal à partir d’un regard idéologique précis et chercher à se décentrer tout en affirmant que l’humain n’est pas plus que l’animal, il est autre, l’animal n’est pas moins que l’humain, il est autre. On constate à maintes reprises qu’il existe des expériences d’empathie, de refus, d’amour et de malentendu entre les deux, et ceci même s’ils ne partagent pas le même langage. Le récit d’une passion dans le désert met en valeur l’ambigüité du lien entre l’homme et la bête, et surtout le risque de l’incompréhension : Le soldat égaré rencontre la panthère qu’il va «nommer « mignonne » qui lui rappelle une ancienne bien-aimée, un lien d’amour est fondée entre la belle bête et le soldat qui l’humanise. Malheureusement un geste de sa part lui fait penser qu’elle va l’attaquer et il la tue. Il ignorait qu’il s’agissait d’un signe d’affection. Cela nous amène à affirmer que la relation homme / animal finit par un malentendu, la faute est à qui ?
La panthère a réussi l’épreuve de l’altérité compréhensive et l’homme celle de la peur et de l’incompréhension hâtive. Au nom de quoi refuser à l’animal le bénéfice de l’altérité ? Serait-ce au nom d’une complexité cérébrale ou d’une conscience purement humaine ? L’homme n’est en effet pas l’héritier de Dieu, mais le fruit d’une évolution qui confirme ce que les critiques de l’anthropocentrisme affirmaient, tout en reconnaissant l’animalité humaine. L’homme mérite probablement les qualificatifs qui lui sont attribués de « singe nu » par Desmond Morris ou de troisième chimpanzé. Ce qui montre qu’il n’y a pas d’altérité radicale, mais une altérité animale que l’homme porte en soi. Par conséquent, la bête devient ce « même et l’autre » qui nous intrigue tant. Parallèlement, Bergson affirme que le génie de l’esprit humain ne se limite pas à l’intelligence, c’est par l’intuition que certains hommes arrivent à reprendre ce courant de la vie. L’humanité est alors une forme d’animalité, comme si elle ne s’accomplissait qu’en rejoignant une forme d’instinctivité. Il existe dans ce sens une communion biologique et psychologique entre l’homme et la brute, une communication silencieuse certes mais enracinée dans les registres génétiques et dans l’imaginaire symbolique.
Si l’instinctivité permet de créer un champ de signes partagé entre l’homme et la bête, elle lui permet de se définir à travers elle. Les représentations que nous nous faisons des animaux parlent plus de nous que d’eux. Delort Robert, l’historien chercheur, décrit les abeilles comme une référence de perfection de l’homme. Il avance : « leur équité et la monarchie qui les régit en ont fait des archétypes d’autant plus exemplaires pour l’humanité qu’elles soient aussi courageuses, mesurées, efficaces, actives et travailleuses. » On peut dans cette perspective parler d’une altérité didactique à travers laquelle l’homme se voit enseigné par les bêtes brutes. La Fontaine ne cesse de souligner à travers ses fables la parenté des mœurs. En faisant parler les animaux, il « délivre la nature de son mutisme et instruit les hommes. »
S’il existe une continuité, un flux, une interaction entre les deux mondes, il n’y a pas de distinction catégorique entre les deux espèces. L’animal serait-il un homme comme les autres ?
On a longtemps qualifié la sensibilité animale à une sensation froide, en oubliant qu’elle représente un vécu fondamental de toute animalité vulnérable ; humaine et non-humaine. L’apport récent des sciences animales prouve qu’aucun des fameux qualificatifs dont l’homme prétend posséder l’exclusif apanage ne lui sont propres. Darwin souligne que la parenté de l’homme et l’animal dépasse son sens biologique et s’étale au domaine de la psychologie et des facultés mentales : « les sens, les intuitions, les émotions variées et des facultés telles que l’amour, la mémoire, l’attention, la curiosité, l’imitation, la raison etc, dont l’homme se vante peuvent être trouvés à l’état embryonnaire ou même parfois assez bien développés chez les animaux les plus bas dans l’échelle du règne animal. » Cette sensibilité commune relève d’un concept fondé sur la notion de sentinence, c’est-à-dire la capacité de ressentir la douleur et le plaisir ; à avoir des expériences subjectives. Peut-on envisager dans les yeux des animaux une vie intérieure semblable à la nôtre ? D’où la fameuse question posée par Jeremy Bentham : « peuvent-ils souffrir ? »
Effectivement, les protecteurs des animaux pensent qu’il faut étendre la protection du droit à tous les êtres susceptibles de souffrir. L’utilitarisme de Jeremy Bentham est représentatif de ce glissement de l’animal-machine à l’animal souffrant ; il n’hésite pas à comparer entre la situation de l’animal et celle de l’esclave. De même, Tom Regan, le principal défenseur de l’attribution des droits moraux aux animaux joue un rôle principal dans le développement de cette idée. Il considère que non seulement l’animal ne doit pas souffrir, mais que tuer un animal est inacceptable. Par ailleurs, l’éthologie concède à l’animal une mémoire, des représentations du monde et des capacités d’apprentissage. C’est ce qui a invité Russel à remettre en question le statut ontologique de l’animalité et à valoriser leurs capacités : ‘Nous valorisons l’art, la science et la littérature parce que ce sont des choses dans lesquelles nous excellons. Mais les baleines pourraient valoriser le fait de souffler et les ânes pourrait considérer qu’un bon baiement est plus exquis que la musique de Bach. » De là, la définition de l’animal ne dépend aucunement du jugement arbitraire de l’homme et de son point de vue, mais plutôt d’un regard animal, d’une perspective bestiale que nous ne possédons pas.
Or, l’humain est une créature perfectible, il peut incontestablement innover, mais l’animal en est-il capable ? Luc Ferry répond à cette question en disant : « Le critère pour Rousseau est (…) dans la perfectibilité, c’est-à-dire dans la faculté de se perfectionner tout au long de sa vie là où l’animal, guidé dès l’origine et de façon sûre par la nature, est pour ainsi dire parfait d’un seul coup, dès sa naissance. » Selon lui, l’attachement à la nature est un signe de supériorité de l’animal, qui représente une altérité parfaite, exemplaire dans sa tranquillité existentielle et son silence éternel. Les perspectives sont donc renversées, et l’altérité animale devient donc parfaite grâce à son statut figé et indifférent. Par voie de corollaire, l’homme doit envier à l’animal son rapport fusionnel avec la nature et interroger sa perfectibilité qui n’est pas une promesse de progrès. Dans sa huitième élégie à Duino, Rilke, l’écrivain autrichien, décrit l’existence humaine comme enfermée dans un espace clos contrairement à une animalité qui accède à un dehors ouvert : « Par tout ses yeux la créature/ voit l’Ouvert. Seules nos yeux sont/ comme investis et posés tout autour d’elle/ tels des pièges qui cernent sa libre sortie./ Ce qui est, au-dehors, nous le savons uniquement par la face/ de l’animal ; car le tout jeune enfant, nous le tournons déjà et le forçons pour qu’en arrière/ il voie l’affiguré et non l’Ouvert qui dans/ le visage de la bête est si profond. » On pourrait affirmer que pour Rilke, l’homme est privé de cette pure perception qui permet à l’animal d’accéder au tout, l’Ouvert. En fait, l’animal communique avec la nature sans s’enfermer dans des perspectives de pensée, des préjugés, des représentations et des formes. De quoi finalement l’animal, loin du regard et du jugement humain, avait-il besoin ? Qu’est ce qui le manquait ? Rien, en s’éloignant de l’homme, il rejoindra ce qu’il est réellement, son essence pure.
Il s’est agi d’une interrogation des limites de l’altérité animale, une invitation à revisiter les sentiers battus de la problématique classique : « l’homme est-il un animal comme les autres ? » pour réinterroger la pensée anthropomorphiste. Bien entendu, si l’homme s’est accordé des qualités qui le situe au sommet de la hiérarchie, il doit admettre les analogies qu’il partage avec le monde animal, les représentations qui lui rappellent sa nature instinctive, pulsionnelle et brutale. En outre, il faut reconnaître que l’animal est un vivant indispensable à la nature, à la société et aux hommes. Sa sensibilité invite ces derniers à trouver un juste équilibre reconnaissant la nécessité de son regard pour nous identifier autrement, de son caractère pour nous livrer des leçons. En somme, comme l’altérité implique la différence, la hiérarchie, les étiquettes identitaires, elle n’exclut jamais le principe de ressemblance et d’égalité. L’animal est-il vraiment celui que l’on croit ?
Professeure : Wafae Abid – CPGE – Mly Ismail – Meknes.