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‘’D’UN SE COMPLAIGNANT DE FORTUNE’’ – L’Adolescence clémentine – Clément Marot, par Houda Nadeif – CPA – Marrekch.

‘’D’UN SE COMPLAIGNANT DE FORTUNE’’

      La roue, la mer, la femme aveugle et les tonneaux de Jupiter sont autant de représentations d’une seule et unique puissance : la fortune, l’un des plus anciens lieux communs de la pensée du devenir du monde. Fortuna ou Fortune est ainsi la divinité qui préside aux hasards de la vie représentée chez les anciens sous forme d’une femme inconstante et trompeuse distribuant à son gré bonheur et malheur. Dans son 25e rondeau, il semblerait que Marot a puisé dans l’imagerie aurélienne cette vieille allégorie médiévale qui conserve encore à la Renaissance un sens qui peut être négatif. En effet, selon la conception marotique, Fortune est malveillante par nature et se joue aveuglément des pauvres humains tous semblables dans leur destin malheureux où rien n’est jamais acquis. Aussi, après l’avoir apostrophée dans sa Complainte du Baron de Malleville ‘’A Fortune’’ où il dénonce son dérèglement et sa cruauté, la poète lui consacre-t-il toute une série dans la section des rondeaux. Le rondeau 25, objet de notre analyse, se situe ainsi dans ce cercle de Fortune et fait également écho au rondeau XXII. En effet, il apert que Marot est toujours sous l’emprise indéfectible de Fortune (« Male Fortune a voulu maintenir,/Et à juré de toujours me tenir »), sauf que cette fois il n’y a pas de perspective d’un avenir heureux, seul le passé est présenté comme positif. D’un point de vue formel, remarquons le choix du rondeau, genre médiéval qui s’accorde avec ce thème traditionnel de Fortune. D’ailleurs, cette forme circulaire qui se ferme sur elle-même fait écho à la roue de fortune. Marot opte, particulièrement, pour la forme de rondeau la plus commune à son époque, celle héritée de son père Jean Marot, le rondeau cinquain décasyllabique ; la 1e et 3e strophes sont composées de 5 vers décasyllabiques tandis que la deuxième comporte 3 vers auxquels s’ajoute un rentrement de 4 syllabes qui reprend le 1er hémistiche (‘’Fausse Fortune’’) et qui revient de la même manière dans la dernière strophe. Par ailleurs, le rondeau est construit sur 2 rimes redoublées : 8 féminines (‘’elle’’) et 5 masculines (‘’sir’’) et emprunte une tonalité lyrique qui dit le ressentiment du poète à l’égard de cette force immuable.
MOUVEMENTS 
Le poème se prête à un découpage en 3 mouvements correspondants aux 3 strophes du texte et se basant sur des critères à la fois thématiques, affectifs et énonciatifs :
1e mouvement : DE L’INCONSTANCE ABSURDE DE FORTUNE
Dans ce mouvement, le poète s’adresse directement à Fortune sur un ton plaintif.
L’on constate, par ailleurs, un balancement entre le passé et le présent.
Il s’agit de la phase de prise de conscience à laquelle laisse place le deuil d’un bonheur passé et perdu.
2e mouvement : UNE TENTATIVE DE REVANCHE
Le poète s’adresse non plus à Fortune mais à ses autres victimes, sur un ton cette fois vindicatif, d’où le glissement vers l’impératif.
Il s’agit de le seconde phase post-deuil : la colère.
Et, d’un passif, le poète devient actif.
3e mouvement : L’ULTIME ISSUE
Le poète ne s’adresse toujours pas à Fortune mais elle est objet de son discours et rapporte ses paroles.
Il s’agit de la phase de dépression.
Il y a également une projection dans le futur (tps du futur simple).
PROJET DE LECTURE
  Il convient d’observer comment l’exploitation d’un topos traditionnel (Fortune) associée à un jeu d’énonciation débouche sur un discours dénonciateur à la fois plaintif et vindicatif.
TITRE :
Le titre se présente sous la forme d’un long syntagme renvoyant au destinateur du poème (le poète). Le recours à la périphrase permet de saisir le poète dans un état bien défini, celui de la complainte et de dévoiler par la même occasion l’objet du rondeau (se complaindre de Fortune) et sa tonalité (élégiaque). Le participe présent ‘’se complaignant’’ actualise la position du poète et marque une simultanéité entre l’acte d’écrire et de se complaindre.
La majuscule du substantif ‘’Fortune’’ employé sans déterminant prouve que la fortune est prise dans son sens allégorique. Notons, en l’occurrence, le recours à ce terme issu du polythéisme gréco-romain dans un recueil à portée religieuse et dans une époque de grande religiosité. Au fait, l’humanisme est avant tout une réconciliation d’oppositions ; les problèmes philosophiques éternels sont abordés en réconciliant des points de vu chrétiens et antiques. Ainsi, la vision païenne s’accorde sans peine à l’idéal moral chrétien dans la mesure où l’allégorie de Fortune permet d’enseigner la doctrine du mépris du monde et des ‘’faux biens’’.
MVM 1 : De l’Inconstance absurde de Fortune
Ce premier mouvement est une adresse à l’intention de Fortune où le poète se plaint avec indignation contre son inconstance qui semble tenir de l’arbitraire. Cette inconstance se manifeste dans le contraste entre passé et présent qui structure l’ensemble du quintil, d’où l’alternance entre le temps du présent (‘’tu m’es’’, me fait’’) et ces indicateurs (‘’à présent’’, ‘’maintenant’’) et celui du passé (‘’te vis’’, ‘’fis’’, ‘’jadis’’). La fréquence de cette alternance qui opère d’un vers à l’autre souligne la rapidité d’intervention de cette force capricieuse et la promptitude des aléas de la vie. Les vers retracent par conséquent une certaine circularité (passé-présent-passé-présent) // (bonheur-désespoir-bonheur-désespoir) à l’instar de la roue de fortune. Ainsi, à temps opposés, sorts opposés ; L’adjectif ou le nom mélioratif employé par référence à Fortune et son effet est aussitôt inversé. Aussi l’adjectif ‘’belle’’ subit-il une transfiguration par ajout du phonème ‘’re’’ et le nom ‘’désir’’ par greffage du phonème ‘’plai’’. Ils ne sont, ce fait, pas substitués mais pervertis, à l’image de la perversion de Fortune.
En plus de la polyptote (‘’fis’’, ‘’fait’’), la prosodie et la métrique (mesure : 4-6) contribuent également à la mise en évidence de cette inconstance. La césure crée un effet de suspens entre le temps et sa situation inhérente dans les vers 2, 3 et 4 et l’accent porte justement sur les termes ‘’présent’’, ‘’jadis’’ et ‘’maintenant’’. Et, au bout du compte, dans cette dénonciation que fait le poète, apparaissent les vestiges des maximes bohéciennes[1] sur la fragilité des états et l’imprévisibilité de Fortune.
Notons, également, l’insistance sur un passage à sens unique de la bonne fortune à la mauvaise fortune. En effet, pour le poète Fortune est par nature malveillante, ‘’née à faire tort et blâme’’ et il lui a déjà fait le reproche dans sa 1ère complainte : « plus te plaît cruauté, que douceur ». Il importe, en l’occurrence, de s’arrêter sur l’adjectif que le poète choisit pour son apostrophe. La ‘’male Fortune’’ devient ‘’fausse Fortune’’ dans le sens de ‘’méchante’’ mais aussi de ‘’hypocrite’’ et annonce d’emblée la position du poète qui démasque la vraie nature de Fortune. D’ailleurs, d’un point de vue étymologique, cet adjectif est issu du latin ‘’falsus’’, part. passé de ‘’fallere’’, c’est-à-dire ‘’tromper’’. Cette apostrophe est, de surcroît, formée à partir de deux termes partageant phonétiquement la même syllabe initiale (fo), elle-même construite par adjonction de la consonne fricative /f/ et de la voyelle postérieure /o/ et permettant au locuteur de cracher son mépris viscéral. Le tout permet ainsi d’insister sur la dénonciation du poète qui incrimine, non sans regret, Fortune, d’où le vocatif ‘’ô’’ et l’adverbe ‘’las’’ qui porte le sens de ‘’malheureux’’.
D’un point de vue technique, il importerait également de remarquer que le rentrement vocatif ici utilisé est justement ce qu’a proscrit Marot lui-même dans le tout premier rondeau. Néanmoins, il en a varié les fonctions et deviendra COD et apposition.
Soulignons également que le rapport qui se construit entre le poète et Fortune s’apparente à celui liant un homme et son amante et qui tourne en ‘’dépit amoureux’’. En effet, Fortune n’est pas uniquement allégorisée mais présentée sous les traits d’une belle femme changeante et capricieuse. D’ailleurs, à la renaissance, Fortune est représentée comme une femme nue, aux cheveux agités par le vent, qui tend une grande voile de navire. Le premier vers où est attestée sa beauté par le sens de la vue sonne ainsi comme une rencontre amoureuse. Le vers suivant, en revanche, jette les signes d’une rupture et l’allitération en ‘’r’’ reflète la rigueur de cette capricieuse. Les deux vers qui suivent marquent comme une sorte de parallélisme qui souligne la dépendance du poète au traitement de sa fausse amante. Le dernier vers qui clôt ce mouvement marque, quant à lui, un changement de rythme puisqu’il vient uniquement prolonger le dernier terme ‘’déplaisir’’ et lui donner davantage de poids. La relative sert ainsi à insister sur la crainte du poète devenue réalité et jeter des ombres de doute sur la vraie nature de ce déplaisir, lequel déplaisir se transformera aussitôt en désir de revanche.
MVM 2 : Une Tentative de revanche
Alors que dans le premier mouvement le poète est figé dans son rôle passif d’accusateur qui montre du doigt l’inconstance coupable de Fortune, celui-ci change de destinataire et se résout à réagir. L’apostrophe qui s’étale sur le 1er vers est celle d’un chef de file à la tête d’une conspiration à grande échelle qu’il engage, par ses compétences d’orateur, dans un plan d’attaque contre Fortune. Ses complices sont les ‘’enfants nourris de sa gauche mamelle’’, périphrase renvoyant aux infortunés. En effet, la mamelle gauche renvoie à la mauvaise fortune, la gauche ayant souvent une connotation péjorative et s’associant au mal, contrairement à la droite communément valorisée y compris dans la tradition chrétienne (cf. la place du Christ, debout à la droite de Dieu) et qui renvoie à la bonne fortune. Cette image des deux mamelles traduit ainsi la duplicité trompeuse de cette divinité qui se présente sous 2 apparences antinomiques. En outre, la métaphore de la mamelle qui évoque un rapport de maternité pure dénonce le simulacre de cette Fausse Fortune qui se prétend affectueuse et nourris ses protégés de belles illusions avant de les jeter cruellement entre les bras du désespoir.
Dans le deuxième vers, le ton vindicatif du poète se traduit par le recours à l’impératif ‘’Composons’’ auquel l’expression ‘’(je vous prie)’’ donne une valeur de prière cordiale adressée à des confrères. Celle-ci et le complément ‘’un libelle’’ dévoilent finalement ce plan d’attaque envisagé. Il s’agit de la seule arme dont le poète dispose, à savoir sa plume. En effet, l’Homme, dans son impuissance, ne peut attaquer Fortune que par ses mots. D’ailleurs, si toute certitude est ébranlée par cette dernière, la permanence de sa pensée à travers la durée de la chose écrite, elle, est certaine et échappe même à la mort (sa devise : « La Mort n’y mord» ). Il en ressort, par conséquent, une mise en abîme, le rondeau étant lui-même un libelle contre Fortune.
Le ton que suggère ce type d’écrit diffamatoire est développé dans le vers suivant. En effet, le subjonctif traduit un effet recherché, celui d’un écrit blessant, sème commun des verbes employés dans leur sens figuré ‘’piquer’’ et ‘’mordre’’. Leurs adverbes respectifs, eux, régulent l’intensité de cette attaque poussée à l’extrême pour aller de pair avec le ressentiment du poète. Le dernier vers est, de ce fait, construit sur une expolition doublée de parallélisme (qui+V+Adv.) qui disent la détermination de ce dernier, prêt à aller jusqu’au bout.
MVM 3 : L’Ultime issue  
Son exhortation achevée, il revient sur la ‘’rigueur’’ de son ennemie et reprend son discours dénonciateur mais sur un ton dépressif. L’adverbe ‘’hélas’’ situé au cœur du 1er vers souligne le regret d’une situation révolue dont il a été chassé, comme le dénote le verbe ‘’expeller’’ (moyen fr.) dont le préfixe ‘’ex-’’ signifiant ‘’hors de’’ exprime un mouvement de déplacement, au sens métaphorique, conjoint à un déplacement dans le temps. Ce mouvement est, de surcroît, mimé par le rejet, le COI étant chassé vers le vers suivant. Le présent du verbe ‘’expelle’’ exprime le passé mais peut également être conçu comme présent itératif de par le caractère extrêmement changeant de Fortune. Le terme ‘’bien’’, en revanche, laisse entendre un bien du point de vue ou spirituel ou matériel.
Le reste du vers ainsi que celui qui suit constituent un discours rapporté comme en témoigne le verbe introducteur ‘’disant’’, lequel discours est instrumentalisé par la poète qui met à nu la vérité de Fortune en lui octroyant la parole (figure de la prosopopée). Le CC de cause ‘’puisqu’il vient d’elle’’ exprime le libre arbitre et l’arbitraire de cette force qui représente l’autorité suprême et face à laquelle l’Homme est impuissant et ne peut que se soumettre comme le recommande Boèce durant son emprisonnement : « il faut te plier aux façons de faire de cette maîtresse ». La proposition qui suit, quant à elle, souligne l’omnipotence de cette dernière qui ne cache pas sa cruauté. Cela est d’ailleurs renforcé par le substantif ‘’tout’’ qui, en exprimant la totalité, suggère l’étendue de pouvoir de Fortune. Ces précisions, ainsi formulées par cette dernière, reflètent son orgueil en tant qu’être conscient de sa puissance. Le poète serait de nouveau en position de réceptacle passif de ses maltraitances. Si auparavant il a choisi d’affronter par les mots, cette fois-ci sa réaction est plus radicale et comprend le recours à une autre entité, la Mort à qui il sollicite le salut. L’épizeuxe auquel il recourt ‘’Mort mort’’ souligne cet attachement à ce remède funeste et suggère le double objectif qu’il en tirera : se débarrasser des malheurs imposés par Fortune et pouvoir s’en venger. Si le second est clairement explicité dans ce poème, le premier sera développé dans le rondeau 27 : « Quand je mourray, ma douleur sera morte,//Mais ce pendant mon pauvre cueur supporte//Mes tristes jours en Fortune maulvaise ».
En effet, le verbe ‘’gésir’’ souligne que Fortune n’a d’emprise que sur le corps animé et que grâce à la mort celle-ci sera privée de son jouet. Et, si la Mort est représentée comme la sœur de Fortune c’est en raison de leur similarités : toutes deux puissantes et arbitraires mais aussi marquées par la duplicité : Mort douce et Mort austère. Force est de constater néanmoins le choix de cette issu tragique, formulée alors que les poètes son époque proposent des moyens plus honorables pour faire face à la fortune : le courage, la raison, la sagesse, la vertu et la philosophie.
In fine, nous pouvons dire que par le choix d’une forme (rondeau) et d’une thématique (Fortune) surannée, Marot ne cherche pas encore à se distinguer mais à magnifier un héritage reçu qu’il finira par dépasser en remplaçant par exemple le rondeau par l’épigramme. Il s’agit donc d’un exercice d’« adolescence » qui n’en demeure pas moins éminent et qui dit l’inconstance de la condition humaine. Comme le résume Louis Aragon, « Rien n’est jamais acquis à l’homme »[2] ; Entre un présent sans cesse fuyant et un avenir qui se dérobe inlassablement, l’Homme se tient impuissant sans nulle emprise sur sa situation. Derrière ce discours païen, nous pouvons ainsi voir la Providence divine à l’œuvre. Et, si Marot exprime ici un refus et une indignation contre cet ordre des choses qui friserait l’hérésie, celui-ci gagnera crescendo en tempérance et en stoïcisme pour qu’au bout de ce voyage spirituel qu’est L’Adolescence clémentine il se soumette ainsi au Destin tout-puissant et déclare dans son Rondeau Parfait : « Voyla comment Fortune me demaine//C’est bien, et mal. Dieu soit de tout loué ».
Notes :
[1] Dans le livre II de Consolation de Philosophie, Boèce fait usage du topos de la roue de la Fortune et aborde la question de la fragilité des états et l’imprévisibilité de Fortune.
[2] Expression tirée de ‘’Il n’y a pas d’amour heureux’’, poème d’Aragon extrait de La Diane française (1944).

Houda Nadeif – CPA – Marrakech

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