Advertisement

MEMOIRES D’UNE JEUNE FILLE RANGEE / Etude littéraire [ 3partie ] Par : Houda Nadeif – CPA – Marrakech

    Mémoires d’une jeune fille rangée est certes le récit d’une vie, mais il retrace aussi en filigrane la trajectoire d’une émancipation, perçue par un regard rétrospectif philosophe. Chacune des trois parties est une peinture d’une époque de la vie de BEAUVOIR et un stade particulier de son évolution psychologique, dans un long cheminement vers l’accomplissement de soi. Si l’enfance est marquée par un relatif conformisme dû à l’emprise du milieu familial et à une identité embryonnaire, l’adolescence est beaucoup plus malmenée par des interrogations et des tendances à la rébellion. La jeunesse, elle, est traversée par L’Inquiétude et par le besoin de trouver une place dans le monde après une rupture radicale avec tous les anciens repères. C’est donc un tt nouveau chapitre qui s’annonce dans cette partie, comme le montre d’emblée la première phrase : « J’inaugurai ma nouvelle existence en montant les escaliers de la bibliothèque Sainte-Geneviève », un chapitre où son regard est encore plus existentialiste. Car, on ne peut le nier, MJFR est une œuvre philosophique, et ce car la vie qui y est dépeinte est elle-même conçue comme telle par BEAUVOIR (« En vérité, il n’y a pas de divorce entre la philosophie et la vie.[1] »). L’objectif de ce travail est donc de soumettre ce chapitre à une lecture, certes littéraire mais aussi philosophique et fondamentalement existentialiste, en vue d’observer les modalités par lesquelles la dialectique d’une vie placée sous le signe de la rupture et de la frustration prépare le passage d’un état de conscience malheureuse à celui d’un équilibre et d’une conquête de soi annonçant la femme libre et accomplie en devenir. Le traitement proposé épouse l’ascension de Beauvoir et passe de l’analyse de cet âge des ruptures (pôle négatif) à celle d’une quête de sens (pôle positif), en passant par l’état de stagnation que représente l’Inquiétude.

I-ENTRE NIHILISME ET EXISTENTIALISME : l’âge des ruptures :

Avec l’arrivée de la jeunesse, BEAUVOIR se lance dans une nouvelle existence tumultueuse qui rompt les ponts avec tous les liens antérieurs et l’oriente vers une autonomie de Soi, et ce de manière assez abrupte à la manière d’une faille : « Mon enfance, mon adolescence, s’étaient écoulées sans heurt ; d’une année à l’autre, je me reconnaissais. Il me sembla soudain qu’une rupture décisive venait de se produire dans ma vie » (p.246). Elle fait finalement preuve de liberté, comme le prône le mouvement existentialiste, en l’absence de principes moraux absolus. La liberté serait, en l’occurrence, ce pouvoir d’autodétermination qui passe par la néantisation, comme dépassement du donné et recherche de transcendance. Le premier pas est donc, comme nous en voyons l’exécution chez BEAUVOIR, une rupture avec toute forme de déterminisme et une création libre de ses propres valeurs et buts. En mettant en pratique le précepte de Sartre : « Sois libre, n’abdique en aucun cas ta liberté », elle exprime sa volonté d’être non plus un être en soi mais un être pour soi. Elle rompt ainsi avec ses repères premiers, quitte à subir le regard pesant des autres, et va même jusqu’à établir une rupture sociale.

1/UNE RUPTURE AVEC LES REPERES PREMIERS

En se livrant à cette aventure nihiliste, BEAUVOIR subit un déracinement profond par lequel elle rompt avec cet univers rangé et bien défini dans lequel elle a passé son enfance et adolescence.

Alors que la maison représentait ce cocon familial qui la submerge de bonheur, elle commence à y voir un espace de malaise et d’étouffement ; Sa famille ne lui suffit plus, ni idéologiquement, ni intellectuellement et garde la même emprise dont il convient désormais de se défaire, les divergences ne faisant que s’accentuer.

BEAUVOIR avoue ne pouvoir désobéir ni vraiment mentir, et avertir à chaque fois sa mère de ses projets dont elle rend compte en fin de journée, mais voilà qu’elle se convertit au mensonge et accumule les escapades, en exploitant, par ex, les Equipes comme alibi pour sortir et avoir de l’argent. Elle finit également par persuader sa mère de ne plus censurer ses correspondances, ce qui constitue ‘’une importante victoire’’ (p.329). Ses lectures aussi ne sont plus censurée : « il (son père) disait autrefois que lorsque j’aurais dix-huit ans il m’interdirait encore les Contes de François Coppée ; mnt il acceptait que je lise n’importe quoi » (p.234). Sa littérature s’élargit même, grâce à Jacques, et elle s’initie à la litt. moderne : « Bien des livres déjà m’avaient passé par les mains, mais ceux-ci n’appartenaient pas à l’espèce commune : j’en attendais d’extraordinaires révélations […]. J’écumais Sainte-Geneviève : je lisais Gide, Claudel, Jammes, la tête en feu, les tempes battantes, étouffant d’émotion ».

Le nihilisme dans lequel elle se lance, à l’instar des existentialistes, passe d’abord par l’athéisme, ne gardant de l’existence de Dieu que le Bien et le Mal comme des absolus. Certes, il y a déjà qq tps qu’elle a perdu la foi, mais c’est la première fois qu’elle l’assume et le dit à voix haute : « enfin j’allais pouvoir vivre à visage découvert », provoquant ainsi les amers gémissements de sa mère. Au lieu de céder, son incrédulité est devenue ‘’plus ferme que le roc’’ : « je me passais très bien de Dieu et si j’utilisais son nom, c’était pour désigner un vide qui avait à mes yeux l’éclat de la plénitude. À présent encore, je ne souhaitais pas du tout qu’il existât, et même il me semblait que si j’avais cru en lui, je l’aurais détesté. (…) aujourd’hui, j’aurais refusé non moins furieusement de me faire le singe de Dieu (…) Je tenais pour une grande chance de m’être sauvée de lui » (p.298).

La vie de Zaza cristallise ce conflit auquel elle est en proie dans sa jeunesse, à savoir le heurt entre un désir d’indépendance et la pression d’un milieu familial conservateur ; La mère de Zaza lui reproche, elle aussi ses lectures et de négliger ses devoirs sociaux. Mais alors que BEAUVOIR ose se révolter, Zaza est toujours au stade de l’aliénation. D’une part, toute communication était coupée entre sa mère et elle. D’autre part, son père ‘’ne lui marquait que de l’indifférence et même une vague hostilité’’ et ‘’ne soupçonnais rien du malentendu qui les séparait et qui devait peser lourdement sur sa jeunesse’’. Antiféministe, il a honte de ne pouvoir marier bourgeoisement sa fille et n’a aucun goût pour les ‘’bas-bleus’’. Il lit ainsi sa propre déchéance dans le destin de sa fille, qui progresse résolument dans ses études en se destine à une vie d’intellectuelle libérée : « Voilà que je n’étais plus seulement un fardeau : j’allais devenir la vivante incarnation de son échec » (p.233). Il regrette donc amèrement que sa fille, qui déroge pleinement au modèle de la jeune fille escomptée, ne soit pas un garçon. La distance est donc importante entre ses ambitions et son scepticisme morose et BEAUVOIR avoue même que, ‘’ en dehors des moments où elle était reçue à ses examens, elle ne faisait pas honneur à son père’’. Bref, ses parents sont déçus et soucieux de son retournement imprévu et tiennent ses goûts et opinions pour un défi au bon sens et à eux-mêmes, ce qui les amène à contre-attaquer et à l’accabler de reproches. Cette coupure s’exprime alors par le mutisme auquel se livre BEAUVOIR le plus souvent ou encore par la vérité brute, et laisse paraitre un grand écart entre la N et l’ensemble de ses proches : « Dans la famille et parmi mes intimes on s’étonnait de mon débraillé, de mon mutisme, de mon impolitesse ; je passai bientôt pour une espèce de monstre » (p.239).

2/L’ENFER C’EST LES AUTRES

A partir de l’émancipation de BEAUVOIR, l’on peut clairement constater le postulat de Sartre : ‘’l’enfer c’est les autres’’, suivant lequel l’Autre nous fait être, son regard portant un jugement, une altération. C’est-à-dire que l’autre nous fait être à sa convenance, et peut donc aussi nous déformer à volonté. Nous devenons objet dépendant de lui : « J’étais à ses yeux une âme en péril, une âme à sauver : un objet » (p.252)., résume BEAUVOIR, qui avoue aussi avoir le cœur bcp moins sec que son père ne le croyait. Et cela s’exacerbe paradoxalement quand elle se plie à leurs attentes : « je regardais dans la glace celle que leurs yeux voyaient : ce n’était pas moi ; moi, j’étais absente ; absente de partout ; où me retrouver ? » (p.253).

La mère de Zaza, à son tour, commence à la regarder d’un mauvais œil et va jusqu’à s’en plaindre et souhaiter une distance entre elle et sa fille. Dans la chambre de cette dernière, BEAUVOIR tombe par ailleurs sur un carnet où Geneviève exprime son animosité envers elle, ce qui ne manque pas de surprendre et d’infliger BEAUVOIR : « il m’effrayait un peu, ce visage ennemi qui aux yeux de Geneviève était le mien » (p.333). Il y a donc un divorce entre l’être et l’être comme objet de regard, ce qui génère l’incompréhension. La narratrice ne comprenait donc pas pk son père et tt son entourage la condamnaient. Elle est aussi l’objet de méfiance de tous les Mabille et leurs amis. Ayant combattu la laïcité pendant des générations, « à leurs yeux, elle se préparait à un avenir infamant ». Et, malgré tous ses efforts, chacune de ses réactions détonnait, et elle est traité, de par sa différence, en ‘’brebis galeuse’’. Bref, elle se sent en exil et en souffre amèrement.

Il s’avère, finalement, que la rupture volontaire va de pair avec une rupture involontaire : la rupture avec le sentiment de sécurité dans lequel elle baignait avant de s’assumer : « j’avais été une enfant trop heureuse pour faire lever facilement en moi la haine ou même l’animosité ; je ne savais pas me défendre contre la malveillance » (p.336).

Alors qu’elle était choyée, aimée et estimée, elle subit ores l’ostracisme et le poids de l’exil et se retrouve subitement en pleine lutte solitaire, le cœur plein de malaise et de rancune. Le sentiment de solitude est, en l’occurrence, très présent et jalonne le récit, personne, y compris ses amis, ne pouvant comprendre cette différence comme le prouve la récurrence de la négation dans ce passage : « Pas un de mes amis ne m’acceptait sans réserve, ni Zaza qui priait pour moi, ni Jacques qui me trouvait trop abstraite, ni Pradelle qui déplorait mon agitation et mes partis pris » (p.340). BEAUVOIR se tourne, par conséquent, vers une redécouverte de Soi et se penche davantage sur ses états d’âme, en se félicitant de sa transformation (p.246). Elle assume ses choix de dépassement et s’exhorte fin. à adopter l’indifférence, voire l’orgueil, et à ne plus craindre le blâme et le regard des autres, pour atteindre soi : « Pour comprendre le monde, pour me trouver moi-même, il fallait me sauver d’eux » (p.254).

3/UNE RUPTURE SOCIALE : DU MOI SOCIAL AU MOI PROFOND

BEAUVOIR ne se contente pas de s’insurger contre l’autorité familiale mais passe outre toutes les conventions sociales, qui lui assignent une place et une personnalité en fonction de sa condition. MJFR est aussi le récit d’un Moi mouvant, qui revendique son libre-arbitre et se libère petit à petit des déterminations que le milieu bourgeois projette sur lui en le conditionnant. L’existentialisme (sur ce point héritier du nihilisme) met, d’ailleurs, en évidence, l’aspect aliénant de l’ordre traditionnel qu’il importe de rejeter.

S de BEAUVOIR passe ainsi d’une JFR à une JF anticonformiste, et ce d’abord par son choix professionnel : « Dans mon milieu, on trouvait alors incongru qu’une jeune fille fît des études poussées ; prendre un métier, c’était déchoir » (p.231). Cette évolution est perceptible dans le changement de temps dans les 2 passages suivants : « Demain j’allais trahir ma classe et déjà je reniais mon sexe » (p.234) et « Je me séparais de la classe à laquelle j’appartenais » (p.255). Elle n’a plus foi dans les valeurs traditionnelles et, sans même prôner des idées subversives, sa différence est perçue en soi comme subversion (parfois même son silence).

Sous l’influence de Garric, qui considère que les hommes doivent s’entraider et s’allier en frères dans une immense communauté, elle croit désormais à la suppression des barrières sociales et rejoint même ses Equipes en tentant de toujours mettre en pratique ses instructions, alors qu’on lui a toujours inculqué qu’Autrui, au-delà du cercle familial n’était pas un prochain. Il ne s’agit pas uniquement de rompre avec cette ancienne conception mais avec tt son milieu : « Par son exemple, il m’avait incitée à m’arracher à mon milieu, à mon passé » (p.273). Garric s’affirme alors comme un véritable existentialiste qui lui sert de modèle : « Enfin je rencontrais un homme qui au lieu de subir un destin avait choisi sa vie ; dotée d’un but, d’un sens, son existence incarnait une idée, et elle en avait la superbe nécessité. Ce modeste visage, au sourire vif, mais sans éclat, c’était celui d’un héros, d’un surhomme. » (p.283).

L’on constate, par ailleurs, que maintes fois, le terme liquidation -et ses équivalents- est employé : « je me pensais autorisée à liquider traditions, coutumes, préjugés, tous les particularismes, au profit de la raison, du beau, du bien, du progrès » et à ‘’fouler aux pieds le conformisme’’(p.247) ;  « Je refusais les hiérarchies, les valeurs, les cérémonies par lesquelles l’élite se distingue ; ma critique ne tendait, pensais-je, qu’à la débarrasser de vaines survivances : elle impliquait en fait sa liquidation » (p.250). Ce recul se manifeste comme un éveil qui lui permet de se rendre compte qu’elle était finalement victime d’injustice.

Il est parallèlement possible de relever quelques germes de féminisme ; BEAUVOIR est notamment sensible à l’égalité des sexes en matière d’amour. Aussi ne manque-t-elle pas d’exprimer son écœurement vis-à-vis de ‘’la frivolité des liaisons, des amours, des adultères bourgeois’’ et de s’indigner de la morale sexuelle de son époque : « La morale sexuelle courante me scandalisait à la fois par ses indulgences et par ses sévérités. J’appris avec stupeur en lisant un fait divers que l’avortement était un délit ; ce qui se passait dans mon corps ne concernait que moi ; aucun argument ne m’en fit démordre » (p.249).

L’histoire de Zaza, quant à elle, participe du témoignage qu’elle entend livrer sur ce milieu bourgeois du début du 20e siècle, sur l’influence du milieu sur l’individu et son poids sur la liberté individuelle. La même tension que subit BEAUVOIR (et encore plus Zaza) est, par ailleurs, partagée par Jacques qui reste déchiré entre l’aspiration à la vie de bohème d’un côté et l’aspiration au conformisme, tout en vivant tourné vers un incertain au-delà. BEAUVOIR qualifie d’ailleurs leur relation comme « une entente fondée sur un commun refus des horizons bourgeois » (p.264), mais alors que celle-ci cherche un dépassement, Jacques est loin de songer au changement. Avec le tps, BEAUVOIR finit même par voir dans ses différeces ‘’le gage d’une supériorité’’ qu’un jour tt le monde reconnaitrait, et n’en éprouve plus de honte : « Je me plaisais à piétiner les vieux tabous » (p.258) ; « Je défiais allègrement les convenances et l’autorité » (p.357), ce qui explique ses virées nocturnes dans les bars et l’expérience d’une vie de débauche.

En somme, elle se décide finalement à sacrifier son Moi social et décide de se réfugier dans son Moi profond auquel tt son existence devrait désormais lui être subordonnée (p.257). Coupée du monde, elle apprend, en se dédoublant, à s’aimer et à se suffire, à devenir son propre monde : « j’étais le paysage et le regard : je n’existais que par moi, et pour moi. » (p.250). C’est donc l’annonce d’un être pour soi qui viendrait supplanter l’être en soi, au risque de se fatiguer et se consommer.

II-L’AGE DE L’INQUIETUDE : Un être pour soi incertain (vertige de la stagnation) :

Le nihilisme, dont fait preuve BEAUVOIR, n’est effectivement qu’une étape vers une reconstruction, une réinvention d’une essence. La question du sens de l’existence surgit alors comme une tentative de trouver une réponse grâce à une Weltanschauung nouvelle (vision du monde, idéologie) qui pourra servir de base à son affirmation. Car, comme le répètent les existentialistes, ce qui est important ce n’est pas d’où l’on vient, mais où l’on va, c’est chercher la signification métaphysique de l’homme et trouver, grâce à sa liberté, un équilibre entre le monde et soi. Une mission qui se révèle être extrêmement pénible ; Si l’être en soi est contesté, l’être pour soi peine à émerger, la narratrice demeurant dans un état de suspens, prise dans un engrenage de déception, hantée par le fantôme de la vanité et rongée par la frustration.

1/L’ENGRENAGE DES DECEPTIONS

Si le chapitre s’ouvre sur un sentiment d’excitation envahissant, celui-ci ne tarde pas à céder la place à une série de déceptions qui retarde l’évolution de la narratrice. Sa nouvelle vie s’avère ne point correspondre à ses attentes : « je m’étais enfin jetée dans la mêlée humaine. ‘’C’est arrivé : me voilà étudiante !’’ me disais-je joyeusement » (p.225), et voilà que ses nouvelles condisciples ne lui parurent pas plus gaies que les anciennes, qu’elle trouve qu’elles n’avaient rien à lui dire, et que même à la Sorbonne, les cours de littérature l’ennuyèrent, les professeurs se contentant de ‘’répéter d’une voix molle ce qu’ils avaient jadis écrit dans leurs thèses de doctorat’’. De même, les bavardages avec ses amies à présent l’assommaient (sauf Zaza), et la morne niaiserie des cercles d’étude la faisaient fuir. Un peu plus loin, il s’avère qu’aucune de ses camarades à Sainte-Marie ne l’intéressât et que les étudiants approchés à la Sorbonne lui parurent insignifiants. Ses amitiés la décevaient d’autant plus qu’elles ne participaient pas à son épanouissement : « Les autres, ceux que j’aimais bien, que j’aimais beaucoup, celui que j’aimais, ils ne me comprenaient pas, ils ne me suffisaient pas ; leur existence, leur présence même ne résolvaient rien » (p.346). Elle en vient donc, à contre-cœur, à la conclusion suivante : « cette année ne m’apportait pas ce que j’en avais escompté. Dépaysée, coupée de mon passé, vaguement désaxée, je n’avais pourtant découvert aucun horizon vraiment neuf. Jusqu’alors, je m’étais accommodée de vivre en cage, car je savais qu’un jour, chaque jour plus proche, la porte s’ouvrirait ; voilà que je l’avais franchie, et j’étais encore enfermée. Quelle déception ! » (p.230).

Garric, qu’elle contemplait avec émerveillement comme un exemple, finit aussi par tomber de son piédestal. Après une conversation fastidieuse où il rabâchait toujours les mêmes idées, elle se rend compte qu’elle avait été bernée (p.294). Elle est même déçue par toute sa classe et le leitmotiv d’une place à trouver dans ce monde revient à maintes reprises : « Je n’apercevais sur terre aucune place qui me convint » (p.255), « le mal dont je souffrais, c’était d’avoir été chassée du paradis de l’enfance et de n’avoir pas retrouvé une place parmi les hommes » (p.298), « Elle (Suzanne Boigue) souhaitait, comme moi, trouver sa vraie place en ce monde » (p.307). Idem pour l’Inquiétude, terme jalonnant tt le récit et qui renvoie à une nouvelle vocation de la narratrice et trouve son incarnation dans Jacques. Elle explique même qu’ils sont unis par leur Inquiétude. A ce propos, il convient de souligner que même la relation amoureuse est vécue comme expérience décevante et douloureuse, qui entrave son accomplissement. En effet, elle ne tarde pas à constater l’opposition entre leurs caractères (Il manquait de profondeur, de persévérance, et parfois de sincérité) mais aussi l’opposition entre lui et le modèle de l’amant qu’elle s’était faite. Sa passivité, ses échecs successifs, son anxiété molle finissent ainsi par dissiper tt éblouissement : « Cette fois, j’échouai à me peindre en couleurs sublimes le désarroi de Jacques. (…) Je me rappelai le grand rêve d’amour-admiration que je m’étais forgé à quinze ans et je le confrontai tristement avec mon affliction pour Jacques ; non, je ne l’admirais pas. Peut-être toute admiration était-elle une duperie » (p.279). Il n’y voit donc plus son salut mais sa perte. Il se révèle même aux antipodes de l’esprit existentialiste que reflétait Garric, au grand regret de BEAUVOIR : « En vérité, tout ce qu’il souhaitait, c’était remplir un jour avec conviction le rôle que lui assignait sa naissance » (p.285). Pire, son nihilisme[2] la contaminait.

2/NIHILISME ET CONTINGENCE : ou la VANITE DE TOUTE CHOSE

Il semblerait, à ce propos, que Beauvoir réaffirme l’absolue contingence du monde dont parle Sartre, pour qui toute existence est injustifiée et gratuite : « Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre ». Les deux épousent ainsi la conception nihiliste qui affirme que le monde ne possède aucune justification et que lui-même n’est rien. Elle-même rend compte de cette vanité dans son essai Pyrrhus et Cinéas : « Un homme seul au monde serait paralysé par la vision manifeste de la vanité de tous ses buts ; il ne pourrait sans doute pas supporter de vivre ». Son expérience existentielle rappelle donc celle d’un roman antérieur, La Nausée, de Sartre, où le pers. principal Antoine Roquentin est aux prises avec ce qu’on pourrait appeler communément une « crise existentielle » ; Il se rend compte de l’absurdité du monde où lui-même n’est qu’une existence parmi d’autres et perd ainsi, en raison de cet ‘’aplanissement’’, la croyance en son importance individuelle et en sa justification (C’est la définition même de la contingence).

Pareillement, BEAUVOIR sent la vie bousculer dans le néant et se retrouve face à la navrante insignifiance de la réalité et la vanité de toute chose. Ce vertige qu’elle expérimente (et que Sartre appelle ‘’la Nausée’’) se reflète dans un vertige syntaxique où domine la phrase expressive, en tant que phrase désorganisée par l’émotion, rapide, hachée, et contenant de nombreuses interrogations, des formes d’insistance, des propositions indépendantes brèves, et des phrases nominales : « j’apprenais avec douleur ‘’la stérilité d’être’’. Je travaillais pour avoir un métier ; mais un métier, c’est un moyen : vers quelle fin ? Le mariage, pour quoi faire ? Élever des enfants ou corriger des devoirs, c’était la même inutile ritournelle. Jacques avait raison : à quoi bon ? Les gens se résignaient à exister en vain : pas moi. » (p.297). Ce type de phrases peut même avoir avec les allures d’un monologue de tragédie, ou plutôt du théâtre de l’absurde : « La monotonie quotidienne continuait à m’accabler : « Oh ! réveils mornes, vie sans désir et sans amour, tout épuisé déjà et si vite, l’affreux ennui. Ça ne peut pas durer ! Qu’est-ce que je veux ? qu’est-ce que je peux ? Rien et rien. Mon livre ? Vanité. La philo ? J’en suis saturée. L’amour ? Trop fatiguée. Pourtant j’ai vingt ans, je veux vivre ! » (p.345).

Elle apprend ainsi la contingence du monde mais aussi de l’être, comme le prouve l’anaphore doublée de négation dans la phrase suivante : « « Rien n’a besoin de moi, rien n’a besoin de personne, parce que rien n’a besoin d’être. ». Elle regrette, par conséquent, la quiétude de sa petite enfance où tt dans sa vie était justifiée par une sorte de nécessité. Même la littérature est impuissante face à ce désarroi et n’arrive pas à la sauver de cette routine dévorante, comme en témoigne ce passage marqué par l’isotopie de la monotonie et de la répétition : « J’allais me coucher, le cœur brouillé. Je me réveillais le matin dans l’ennui, et mes journées se traînaient tristement. Les livres, j’en étais écœurée : j’en avais trop lu qui rabâchaient tous les mêmes refrains ; ils ne m’apportaient pas un espoir neuf » (p.296).

Au final, BEAUVOIR avoue ne plus trouver aucun sens à la vie, aucun besoin de se soucier du bonheur de l’humanité et surtout aucune raison d’être (p.312). Elle se retrouve alors animée par des pulsions de la mort : « Pour la première fois de mon existence, je pensais sincèrement qu’il valait mieux être mort que vivant » (p.276) ; A défaut d’exister, elle préfère mourir plutôt que de seulement être, volonté qu’elle formule à plusieurs reprises dans ce chapitre.

D’ailleurs, en faisant sa propre expérience de la nausée, elle fait table rase de tout ce qui pourrait avoir sens dans le monde, à tel point qu’il ne lui reste plus rien. En témoigne le passage suivant où le procédé de l’énumération exprime ce processus d’évacuation : « Tout convergeait donc pour me convaincre de l’insuffisance des choses humaines : ma propre condition, l’influence de Jacques, les idéologies qu’on m’enseignait, et la littérature de l’époque. (…) Je poussai à l’extrême ce nihilisme. Toute religion, toute morale, était une duperie, y compris le ‘’culte du moi’’ » (p.300).

Il lui arrive même de perdre tout à fait le sens de la réalité, mais reste tout de même animée par la peur de la mort qui mettrait fin à l’être pour soi et la ramènerait à l’état d’un être en soi.

3/LA FRUSTRATION D’UN ETRE EN PUISSANCE :

En entamant ce nouveau chapitre de sa vie, BEAUVOIR aspire cette fois à agir mais sa passivité la désespère. Elle est consciente d’être devenue une femme différente et revendique, par conséquent, un monde différent (p.276). En effet, elle refuse de vivre comme tt le monde et estime que vivre platement sa vie sans se dépasser et sans agir ôterait tt sens à sa vie, et en l’occurrence, comme elle le résume dans son essai, « l’existence humaine ne se distingue pas d’une végétation absurde »[3]. Aussi toute son existence antérieure est-elle à prendre dans le sens d’une riche préparation pour cet acte d’agir. Le moment venu, elle est prête mais ne trouve où investir son apprentissage, comme le soulignent la métaphore et la comparaison dans le passage : « Je me sentais des forces pour soulever la terre : et je ne trouvais pas le moindre caillou à remuer. Ma désillusion fut brutale : ‘’Je suis tellement plus que je ne peux faire !’’ » (p.297). C’est justement, donc, cet entraînement et cette préparation qui rendent son impuissance d’autant plus pénible que si elle n’était pas encore prête. Autrement dit, s’il lui restait encore une tâche ou une information requise, cet écart entre l’être et le faire serait moins important.

Le chapitre est, par conséquent, traversé par la hantise de la main vide : « Je n’apercevais tout autour de moi que le vide. Le fait est que je n’avais encore mis la main sur rien » (p.299) ; « Mes mains restaient vides. (…) toute cette vitalité que je ne dépensais pas se déchaînait en vains tourbillons dans ma tête et dans mon cœur » (p.340). Cette frustration est également exprimée par la réitération de la figure de l’antithèse : « l’ennui m’étouffait et j’avais le cœur à vif » (p.302) ; « je crevais de santé, de jeunesse, et je restais confinée à la maison et dans des bibliothèques » (p.340) ; « Toujours ce conflit qui semble sans issue ! une ardente conscience de mes forces, de ma supériorité sur eux tous, de ce que je pourrais faire ; et le sentiment de la totale inutilité de ces choses ! » (p.345).

La frustration de BEAUVOIR est, de surcroit, une frustration métaphysique. Selon Sartre, l’Homme est par définition insatisfait, sa conscience étant un manque perpétuel, celui de la plénitude d’être. Autrement dit, la conscience n’est pas parce qu’elle n’a pas d’identité massive et se projette donc sans cesse vers une réalité manquée, en tant que désir et non pas être. Et cette réalité manquée n’est autre que Dieu, qui constitue l’impossible synthèse de l’en-soi et du pour-soi, la valeur suprême, et le repos éternel. Il convient donc de s’arrêter sur le passage suivant : « je me demandai si, par-delà les limites de la raison, certaines expériences n’étaient pas susceptibles de me livrer l’absolu. (…) ‘’Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu », déclarai-je. Tout au long de l’année, je m’abandonnai par intermittence à ce délire’’ (p.341), passage qui n’est pas sans rappeler la conclusion de Sartre : « Être homme, c’est tendre à être Dieu ; ou, si l’on préfère, l’homme est fondamentalement désir d’être Dieu »[4].

En faisant fi de toutes les formes de déterminisme qui définissaient sa vie et la gardaient sous l’emprise familiale et sociale, BEAUVOIR aspirait à une forme d’ascension qui la mènerait vers son accomplissement en tant qu’un être pour soi nécessaire. Or, elle se retrouve dans un état de stagnation où plusieurs considérations retardent son évolution et, au final, toute notion même de sens se perd.

III-UNE QUETE DE SENS :

Par voie logique, il est plusieurs fois question de trouver la vérité, ce pk on vivait, et donc cette place longtemps recherchée. C’est donc à BEAUVOIR qu’appartient ‘’de justifier le monde et de se faire exister valablement’’[5]. D’ailleurs, le premier existentialiste[6] affirme, à ce propos, que l’homme ne peut trouver le sens de sa vie qu’en découvrant sa propre et unique vocation : « Je dois trouver une vérité qui en soit une pour moi-même ; une idée pour laquelle je puisse vivre ou mourir », de même que Sartre souligne que c’est « en cherchant hors de lui un but qui est telle libération, telle réalisation particulière, que l’homme se réalisera précisément comme humain »[7].

Certes, BEAUVOIR a depuis toujours cherché un sens à sa vie ; Petite fille, elle voulait servir Dieu et obéir parfaitement à ses parents. Elle s’adonne ensuite à ses études et s’acharne à devenir la meilleure élève du cours Désir. Elle se résout également à enseigner et prend du plaisir à instruite ses poupées et sa sœur. Et, à l’adolescence, la voilà qui veut devenir religieuse. Néanmoins, tous ces projets sont ceux d’un Moi qui se cherche et qui est toujours à l’ombre des désirs d’Autrui, et cette quête de sens n’a d’ailleurs jamais été explicitement formulée par la N ou interrogée. Maintenant qu’elle est mûre et émancipée, elle associerait sa quête de sens à trois voies qu’on peut ainsi résumer : Être utile, productif et heureux.

1/DE LA NECESSITE DE SERVIR

Les cogitations de BEAUVOIR permettent de voir une personne qui aspire à une vie féconde où elle aurait l’occasion de servir. Selon elle, le grand homme lui-même n’est pas une fin en soi, et ne peut se justifier qu’en contribuant à élever le niveau intellectuel et moral de la commune humanité (p.251).

Cette nécessité est sentie comme une révélation : « j’entendis au-dedans de moi une voix impérieuse : ‘’Il faut que ma vie serve ! il faut que ma vie serve ! Une évidence me pétrifiait : des tâches infinies m’attendaient, j’étais tout entière exigée ; si je me permettais le moindre gaspillage, je trahissais ma mission et je lésais l’humanité. ‘’Tout servira’’, me dis-je la gorge serrée ; c’était un serment solennel, et je le prononçai avec autant d’émotion que s’il avait engagé irrévocablement mon avenir à la face du ciel et de la terre » (p.238), la redondance du verbe ‘’servir’’ traduit ainsi cette nouvelle obsession. Cette dernière action, à savoir le serment, marque le début d’un délire fanatique où le travail devient sa nouvelle religion : expressions comme « en poussant au paroxysme l’austérité qui était mon lot, j’en fis une vocation ; sevrée de plaisirs, je choisis l’ascèse », « la fatigue me donnait une impression de plénitude », « je renouvelais mes vœux », l’apparition de Garric assimilée à une épiphanie : « Assise entre Thérèse et Zaza, j’attendais, la bouche sèche, l’instant de son apparition » (p.239), la ‘’dévotion’’ avec laquelle elle recueille ses paroles et sourires, la ‘’méditation’’ par laquelle elle essaie de s’en rapprocher, il est aussi question de ‘’ferveur’’ (p.158) et elle reconnait être ‘’atteinte par cet appel auquel (elle) répondait avec fanatisme’’ (p.241).

Par ricochet, la littérature devient sa nouvelle pratique religieuse : « Je m’abîmais dans la lecture comme autrefois dans la prière. La littérature prit dans mon existence la place qu’avait occupée la religion : elle l’envahit toute entière et la transfigura. Les livres que j’aimais devinrent une Bible où je puisais des conseils et des secours ; j’en copiai de longs extraits; j’appris par cœur de nouveaux cantiques et de nouvelles litanies, des psaumes, des proverbes, des prophéties et je sanctifiai toutes les circonstances de ma vie en me récitant ces textes sacrés », entre elle et les âmes sœurs se crée ainsi une sorte de ‘’communion’’.

Le lexique de la religion est au final très prégnant et reflète une parfaite détermination et dévouement : être quelqu’un est devenu une obsession, ce qui permet par la même occasion de tracer son évolution psychique : « Je voulais devenir quelqu’un, faire quelque chose, poursuivre sans fin l’ascension commencée depuis ma naissance » (p.247) ; « Dès que je me sentais utile ou aimée, l’horizon s’éclairait et à nouveau je me faisais des promesses : ‘’Être aimée, être admirée, être nécessaire ; être quelqu’un’’ » (p.302) ; « je n’en doutais plus : j’étais quelqu’un, et je ferais quelque chose » (p.315) (èFigures de l’insistance : répétition, accumulation, anaphore…). Le radicalisme auquel donne naissance cet excès s’exprime alors à travers un style coupé très marqué qui reflète l’impatience et l’excitation fébrile de la narratrice : « Je n’avais jamais aimé perdre mon temps ; je me reprochai cependant d’avoir vécu à l’étourdie et désormais j’exploitai minutieusement chaque instant. Je dormis moins ; je faisais ma toilette à la diable ; plus question de me regarder dans les glaces : c’est à peine si je me lavais les dents ; je ne nettoyais jamais mes ongles » (p.238).

2/UNE PROMESSE DE CREATION

Dans les passages suivants : « Mon chemin était clairement tracé : me perfectionner, m’enrichir, et m’exprimer dans une œuvre qui aiderait les autres à vivre » (p.251) ; « Moi, il me faut une vie dévorante. J’ai besoin d’agir, de me dépenser, de réaliser ; il me faut un but à atteindre, des difficultés à vaincre, une œuvre à accomplir » (p.285), le terme ‘’œuvre’’ employé dans son sens large, suggère également qu’il s’agit d’une œuvre littéraire. En effet, cette dernière serait une façon de dépasser le non-sens de son existence car elle se pose comme une réalité finie et suffisante d’elle-même.

Après s’être livrée pleinement aux études dès la première année (littérature, latin, mathématiques générales, grec, philosophie), comme remède pour la plénitude de la vie, et après avoir accumulé tant de diplômes, elle prend conscience de la nécessité d’écrire. Ainsi, après avoir fait le serment de servir, elle fait à présent celui d’écrire, avec la même solennité : « Je me rappelai de vieux crépuscules et soudain, je me sentis foudroyée par cette exigence que depuis si longtemps je réclamais à cor et à cri : je devais faire mon œuvre. Ce projet n’avait rien de neuf. Cependant, comme j’avais envie qu’il m’arrive des choses, et que jamais il ne se passait rien, je fis de mon émotion un événement. Encore une fois, je prononçai face au ciel et à la terre des vœux solennels. Rien, jamais, en aucun cas, ne m’empêcherait d’écrire mon livre. Le fait est que je ne remis plus en question cette décision » (p.347).

La création est, d’ailleurs, la clé de la réponse sartrienne à la question du sens ; La réponse que propose La nausée est une justification de soi, du monde, de l’existence par l’art, c-à-d justifier son existence en étant soi-même acteur.

MJFR est, au fait, aussi le récit de l’acheminement de BEAUVOIR vers l’écriture.

Elle compte, déjà, y livrer la solitaire expérience qu’elle était en train de vivre, ce qui crée une sorte de mise en abîme : « Ce que je rêvais d’écrire, c’était ‘’un roman de la vie intérieure’’ ; je voulais communiquer mon expérience » (p.272). Aussi la fonction cathartique se mêle-t-elle à la fonction existentielle. Cela lui permet aussi de dépasser le fantôme de la vanité : « Par instants, un scrupule me venait, je me rappelais que tout est vanité : je passais outre. Dans d’imaginaires dialogues avec Jacques, je récusais ses « À quoi bon ? » Je n’avais qu’une vie à vivre, je voulais la réussir, personne ne m’en empêcherait, pas même lui » (p.316).

Bref, à chaque fois, le désir d’écrire est mis en avant, et à chaque fois il devient plus obsédant, plus pressant et plus concret. Elle complote déjà des sujets de roman et, un matin dans la bibliothèque de la Sorbonne, elle commence son livre. Et, faute de tps à cette époque, elle se promit de ne plus laisser tomber son projet qui commence déjà à poindre : « Il fallait préparer les examens de juin, le temps me manquait ; mais je calculai que l’an prochain j’aurais des loisirs et je me promis que je réaliserais sans plus attendre mon œuvre à moi : ‘’Une œuvre, décidai-je, où je dirais tout, tout’’’ » (p.315).

3/UNE PHILOSOPHIE DU BONHEUR :

Il convient, par ailleurs, de constater que le lien que BEAUVOIR opère entre sa vie et la philosophie se manifeste également par la place qu’elle accorde au bonheur. Elle fait apparaître l’existentialisme comme une philosophie tournée vers la recherche authentique du bonheur.

Le troisième serment porté est donc celui du bonheur : « Je me promis aussi de vouloir désormais la joie, et de l’obtenir » (p.347). A maintes reprises, elle insiste d’ailleurs sur son amour de la vie et son inclination au bonheur ; Il suffit de peu de chose pour la rendre heureuse, un rayon de soleil et ‘’son sang bondît’’. Et, même lors d’une crise ou d’un moment de faiblesse, elle trouve toujours le courage nécessaire pour remonter la pente.

Jacques a particulièrement un rôle dans cette conquête du bonheur ; Il la sauve de sa solitude, la réconforte et ranime en elle le sentiment de sécurité perdu. Plusieurs fois, il est présenté comme son unique espoir, la personne à qui elle doit ses joies : « le bonheur, la vie, c’est lui ! » (p.286). C’est pk, d’ailleurs, elle s’y accroche comme elle l’exprime clairement : « La principale raison de mon acharnement, c’est que, en dehors de cet amour, ma vie me semblait désespérément vide et vaine » (p.288). Grâce à lui, elle met le pied pour la première fois dans un café, essaie l’alcool, et commence ses virées au bar auxquels elle a été initiée et qui éveillent en elle ce sentiment de liberté. Le goût de l’aventure remplace l’extase longtemps recherchée, et le confort trouvé dans le Jockey compense le malaise ressenti à la maison, à tel point qu’elle avoue finalement retrouver son équilibre. Elle voit aussi dans cette idylle avec Jacques la solution idéale à toutes ses difficultés, et le moyen de reprendre sa place dans une société qui l’a condamnée à l’exil.

C’est également grâce à Pradel qu’elle apprend de nouveau la gaieté qui la ferait sortir de son Inquiétude : « je ne connaissais personne de gai. Il supportait si allégrement le poids du monde que celui-ci cessa de m’écraser ; au Luxembourg, le matin, le bleu du ciel, les pelouses vertes, le soleil, brillaient comme aux plus beaux jours. « Les branches sont nombreuses et neuves en ce moment ; elles masquent complètement l’abîme qui est en dessous. » Cela signifiait que je prenais plaisir à vivre et que j’en oubliais mes angoisses métaphysiques » (p.324).

Ainsi, malgré de constants tiraillements (« Le jour où j’eus dix-neuf ans, j’écrivis, dans la bibliothèque de la Sorbonne, un long dialogue où alternaient deux voix qui étaient toutes deux les miennes : l’une disait la vanité de toute chose, et le dégoût et la fatigue ; l’autre affirmait qu’il est beau d’exister, fût-ce stérilement » (p.302)), c’est de plus en plus la voix du bonheur qui triomphe.

Au fur et à mesure, elle s’abandonne de plus en plus aux activités ludiques et ne se prive pas des joies de la vie, en dépit de ses nombreuses occupations ; « Tout en continuant à beaucoup travailler, je décidai de me distraire. J’allais assez souvent au cinéma, l’après-midi. (…) Certains soirs, ma mère nous accompagnait ma sœur et moi au théâtre. (…) Je pensais des jours à l’avance à ces sorties, elles illuminaient ma semaine. (…) Dans la journée, je courais les expositions, je rôdais longuement dans les galeries du Louvre. Je me promenais dans Paris, sans pleurer, en regardant tout. J’aimais les soirs où, après le dîner, je descendais seule dans le métro, et où je débouchais à l’autre bout de la ville, près des Buttes-Chaumont qui sentaient l’humidité et la verdure. Souvent je rentrais à pied » (p.314). Elle en vient ainsi à conclure que « somme toute il était bien intéressant de vivre ». Fatiguée de travailler, elle se relâche encore et fait son escapade pour assister à une représentation de Ballets russes. Tout l’étonna et elle y connut un éblouissement sans pareil. Bref, elle finit par s’exhorter à l’optimisme.

A vrai dire, le bonheur a toujours été un besoin chez BEAUVOIR tout au long de l’œuvre et encore plus dans ce chapitre traversé par plusieurs tourments ; Elle l’a toujours connu, toujours désiré et il ne lui est pas facile de s’en détourner : « À travers le brouhaha d’une fin d’année bien remplie, je ressentais amèrement le vide de mon cœur. Je continuais avec passion à désirer cette autre chose que je ne savais pas définir puisque je lui refusais le seul nom qui lui convînt : le bonheur » (p.320).

En guise de conclusion, il convient de constater que la jeunesse que dépeint BEAUVOIR dans ce chapitre est une jeunesse placée sous le signe du déchirement. Retenue en cage puis exilée, elle parvient néanmoins par un travail négatif à rompre avec son passé et son milieu et poursuivre son mouvement ascensionnel. En effet, le récit, travaillé par des contradictions et des renversements du positif au négatif et du négatif au positif, obéit à une progression qui réalise des synthèses positives. Il n’y a donc pas de ligne définie mais un perpétuel va-et-vient d’une identité qui se recherche, entre pulsions de mort et pulsions de vie. BEAUVOIR donne ainsi à voir une construction de soi irrégulière qui se réalise dans une appréhension métaphysique de la vie et dans un perpétuel dépassement d’Autrui, de la société, des idéologies et déterminismes, et surtout de soi. L’idée idée maîtresse qui conditionne toute l’œuvre de BEAUVOIR est, au final, celle de liberté, une liberté qui ne s’acquiert en revanche que par un combat, voire une lutte de survie, qui se cristallise par l’œuvre elle-même.

[1] L’Existentialisme et la sagesse des nations

[2] Disposition d’esprit caractérisée par le pessimisme et le désenchantement moral

[3] Pour une morale de l’ambiguïté.

[4] L’être et le néant.

[5] Pour une morale de l’ambiguïté.

[6] Søren Kierkegaard

[7] L’Existentialiste est un humanisme.

Sharing is caring!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

For security, use of Google's reCAPTCHA service is required which is subject to the Google Privacy Policy and Terms of Use.

I agree to these terms.

Advertisement
error: Content is protected !!

Espace membre